Voyage à travers l’impossible (Adolphe D’ENNERY - Jules VERNE)
- ACTE I
- Premier Tableau
- Deuxième Tableau
- Troisième Tableau
- Quatrième Tableau
- Cinquième Tableau
- ACTE II
- Sixième Tableau
- Huitième Tableau
- Neuvième Tableau
- Dixième Tableau
- Onzième Tableau
- Douzième Tableau
- Treizième Tableau
- ACTE III
- Quatorzième Tableau
- Quinzième Tableau
- Seizième Tableau
- Dix-septième Tableau
- Dix-huitième Tableau
- Dix-neuvième Tableau
- Vingtième Tableau
Pièce fantastique en trois actes et vingt tableaux.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 25 novembre 1882.
Personnages
MADAME DE TRAVENTHAL
ÉVA, petite-fille de Madame de Traventhal, alias une Altorienne
TARTELET, maître à danser
GEORGES HATTERAS, fils du capitaine Hatteras
NIELS, domestique de Madame de Traventhal
LE DOCTEUR OX.
MAÎTRE VOLSIUS, organiste de la cathédrale d’Andernak, alias le professeur Lidenbrock, le capitaine Nemo, Michel Ardan, un Altorien
AXEL VALDEMAR, de Copenhague
IMPEY BARBICANE, président du Gun-Club
J.-T. MASTON, membre du Gun-Club
UN HÔTELIRT NAPOLITAIN
LE CAPITAINE ANDERSON
ASCALIS, prêtre des Atlantes
AMMON, prêtre des Atlantes
ÉLECTRE, prophétesse
CÉLÉNA, fille du défunt roi Atlas
UN JOAILLER de Goa
UN ANGLAIS
UN EMPLOYÉ DU TÉLÉGRAPHE
SAUVAGES « intraterrestres »
ALTORIENS
ALTORIENNES
PORTEURS
MATELOTS
MEMBRES du Gun-Club
FOULES
ACTE I
Premier Tableau
Le Château d’Andernak
Grande salle d’un château danois d’architecture saxonne. Portes au fond et à gauche. À droite un orgue dont le buffet est appuyé au mur. Il fait nuit.
Scène première
MADAME DE TRAVENTHAL, ÉVA
Mme de Traventhal est assise à gauche et s’occupe d’un travail de tapisserie. Éva devant une table regarde des cartes et des livres qu’elle feuillette.
ÉVA.
Les voilà donc ces livres de voyages, ces cartes que notre pauvre Georges parcourt sans cesse. Les pages en sont couvertes de notes qui n’indiquent que trop le trouble de son esprit ! Voyez grand-mère ! partout des coups de crayon donnés d’une main fébrile ! Ces voyageurs ont découvert les régions les plus reculées de notre globe ! Ils ont risqué leur vie pour les visiter d’un pôle à l’autre ! Et cela n’aurait pas suffi à son ambition à lui ! Sur cette marge ces mots : « Plus avant ! Plus loin ! Plus loin encore ! » Jamais hélas ! Georges ne retrouvera le calme de l’esprit !
MADAME DE TRAVENTHAL
Éva ma chère fille, il ne faut pas désespérer, Georges t’aime, il se sait aimé de toi ! Il n’a jamais connu d’autre famille que la nôtre depuis le malheur qui a frappé son père dont la raison s’est perdue dans ses ambitieuses entreprises. Mais voici bientôt vingt ans que George vit avec nous, au château d’Andernak, nos soins finiront par modérer son imagination exaltée. Il comprendra que le bonheur est ici, dans la vie de famille et Dieu fera le reste.
ÉVA.
Espérons, grand-mère, espérons.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Mais il m’importe qu’il ignore toujours de quel sang il est né.
ÉVA.
Fils du capitaine Hatteras que son audace a conduit jusqu’au Pôle Nord et qui est venu s’éteindre hélas ! dans un asile d’aliénés. Oh ! vous avez raison, qu’il ne sache jamais, son esprit déjà trop exalté pourrait en éprouver une fatale atteinte.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Le pauvre enfant... Où est-il en ce moment ? Comment a-t-il passé la nuit ?
ÉVA.
Toujours très agité, notre vieux Niels m’a dit qu’il s’était promené longtemps dans sa chambre. Il prononçait des paroles incohérentes, et ces mots qui résument toute sa pensée : Plus avant ! Plus loin encore ! Que faire ? Ne pourrait-on consulter un médecin ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
J’y ai songé déjà. Mais pour ne pas montrer à Georges nos inquiétudes à son sujet c’est pour moi que viendra ce docteur.
ÉVA.
Pour vous...
MADAME DE TRAVENTHAL.
J’attends sa visite ce matin même, je l’ai fait appeler par ce bon M. Tartelet.
ÉVA.
Par M. Tartelet ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
Qui paraissait tout heureux qu’on voulût bien l’employer à quelque chose.
ÉVA.
Je le comprends. Ce brave homme arrivait de Paris sans recommandations et sans ressources, il se présentait en qualité de maître à danser.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Oui, professeur de danse et de maintien.
ÉVA.
Vous l’avez accueilli ou plutôt recueilli et comme personne, ici, n’a le cœur à la danse...
MADAME DE TRAVENTHAL.
Il est resté parmi nous en qualité d’ami...
ÉVA.
Mais un ami bien inquiet, bien tourmenté, ma mère.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Pourquoi ?
ÉVA.
Parce que sa délicatesse s’effarouche des appointements qu’il touche sans que nul ne profite de ses leçons.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Bon ! – n’est-il pas maintenant presque de la famille.
TARTELET.
Et... avec cela, Madame ?
MADAME DE TRAVENTHAL, étonnée.
Avec cela, quoi ?
TARTELET.
Est-ce que vous n’auriez pas... quelque autre petite chose à me commander ?
ÉVA.
À vous commander, monsieur Tartelet ?
TARTELET.
Oui, Mademoiselle, oui... Il ne faut pas croire que je ne sois bon qu’à faire des entrechats et racler du violon. Un vieux garçon comme moi forcé de se suffire à lui-même doit connaître bien des petites industries, je sais réparer les meubles avariés, recoller les faïences précieuses, recoudre des boutons ; je ferais même au besoin un peu de savonnage.
ÉVA, riant.
Vous savonnez monsieur Tartelet ?
TARTELET.
Oui, Mademoiselle, mais malheureusement je ne sais pas du tout repasser.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Ne vous mettez pas l’esprit en peine mon bon monsieur Tartelet, nous savons que vous nous aimez... et...
Lui tendant la main.
et cela nous suffit.
TARTELET.
Cela vous suffit... cela vous suffit, Madame, mais cela ne me suffit pas à moi, tous les matins, je me présente à l’heure de ma leçon... et... ma leçon, je ne la donne jamais... et vous me la payez toujours.
ÉVA.
Eh bien... si je ne suis pas disposée à la prendre.
TARTELET.
Alors, Mademoiselle, je ne dois pas être disposé moi, à en toucher le prix... Il y a six mois que j’habite ce château, ce qui fait, à raison d’une leçon par jour, cent quatre-vingts leçons que je n’ai pas données, lesquelles à deux écus l’une, forment un total de trois cent soixante écus que j’ai reçus et que je vais avoir l’honneur de restituer à Madame.
Il tire sa bourse de sa poche.
ÉVA.
Voulez-vous bien cacher cela méchant homme !
MADAME DE TRAVENTHAL.
Je pensais, monsieur Tartelet, que vous vous considériez comme notre ami ?
TARTELET.
Moi, votre ami !... c’est un grand honneur, Madame... j’en serais heureux, mais... je ne voudrais pas être un ami... à deux écus par jour.
MADAME DE TRAVENTHAL.
C’est un acompte sur ce que nous aurons a vous payer plus tard...
TARTELET.
Plus tard... je ne comprends pas...
MADAME DE TRAVENTHAL.
Eh bien ! pour vos futurs élèves.
TARTELET.
Mes futurs élèves... je ne comprends pas davantage.
Scène II
MADAME DE TRAVENTHAL, ÉVA, TARTELET
Tartelet entre par une porte latérale son violon sur le bras.
TARTELET.
C’est moi, mesdames.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Ah !... M. Tartelet – Eh bien ?
TARTELET.
Ce célèbre docteur sera ici dans un instant.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Mille remerciements M. Tartelet.
TARTELET.
Pourquoi ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
C’est cependant très simple. Vous savez que Georges et Éva sont fiancés, ils se marieront un jour ou l’autre, bientôt peut-être et... dans l’avenir...
Bas.
Est-ce que vous n’apercevez pas toute une classe de jolis petits élèves ?
TARTELET.
Ah ! oui, oui, je vois, je saisis !... prendre de jeunes enfants dès le bas âge, leur enseigner à bien placer leurs jolis petits pieds dès qu’ils viennent au monde, développer leurs grâces enfantines, pour les préparer aux grâces de l’adolescence, quelle joie, quel rêve, quel bonheur.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Il se réalisera monsieur Tartelet. Vous voyez donc bien que vous ne pouvez pas nous quitter. Que feriez-vous d’ailleurs ? Vous retourneriez, courir le cachet a Paris.
TARTELET.
À Paris, oh ! non, Madame, non !... On ne danse plus là-bas, on saute et voilà tout.
ÉVA.
On saute ?
TARTELET.
Oui, Mademoiselle, oui. Et ce n’est pas seulement dans les salons, on saute à la banque, on saute à la bourse, on saute partout... nous avons même d’habiles chorégraphes qui font sauter les préfets, les ministres, et qui sont eux-mêmes de fameux danseurs.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Que nous dites-vous là.
ÉVA.
Ainsi la danse ne se pratique plus à Paris.
TARTELET.
À Paris, Mademoiselle, à Paris, on ne connaît plus que la danse des écus !
ÉVA.
Chut... voici Georges.
Scène III
MADAME DE TRAVENTHAL, ÉVA, TARTELET, GEORGES
Il rentre par la gauche pensif, sombre, sans voir personne, va s’asseoir à la table et feuillette machinalement les livres ouverts sous ses yeux.
ÉVA, à part.
Oh ! mon pauvre ami !
MADAME DE TRAVENTHAL.
Tu as raison, il est plus accablé que jamais.
GEORGES, les mains sur les cartes.
Ils ont pénétré là, ces héros extraordinaires, dans les entrailles de la terre, sous les mers, à travers l’espace ! Lidenbrock, Nemo, Ardan, là où personne n’avait mis le pied avant eux ! Et cet autre le capitaine Hatteras, le conquérant du Pôle Nord, vers lequel je ne sais quelle étrange sympathie m’attire plus vivement ! Et moi qui me sens la force de les égaler, de les surpasser peut-être, je n’ai rien fait encore... rien !
Il demeure accablé la tête dans les mains.
ÉVA, qui s’est approchée de lui.
Ta main est brûlante, Georges.
GEORGES, relevant la tête.
C’est toi Éva !...
À Mme de Traventhal.
C’est vous... ma mère.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Tu souffres, Georges ?
GEORGES.
Oui... C’est comme une fièvre incessante qui me consume. Contre laquelle tout remède humain serait impuissant.
ÉVA.
Pas même l’amitié ?
MADAME DE TRAVENTHAL, bas, lui montrant Éva.
Pas même l’amour ?
GEORGES.
Éva !...
Allant à elle.
Ma chère Éva, je t’aime tu le sais, mon cœur est à toi, il est a vous ma mère, mais mon imagination est plus forte que lui ! À chaque heure de la nuit ou du jour, elle m’emporte loin de ce château, loin de ce pays, au-delà des limites terrestres presque dans les mondes inconnus, et j’entends une voix qui me crie : plus avant, plus loin, plus loin encore !
ÉVA.
Calme-toi, Georges, je t’en supplie ! Ah ! si tu m’aimais réellement.
GEORGES.
Je t’aime Éva ! Nos deux existences n’en feront qu’une un jour... mais après la réalisation de mes rêves !... maintenant, je ne t’appartiendrais pas tout entier !... je le sens... j’irai d’abord où ma destinée m’entraîne.
TARTELET.
Et il faudra de fameuses jambes pour le suivre !
ÉVA, lui prenant la main.
Ainsi tu songes a nous abandonner.
GEORGES.
Je te reviendrai, Éva.
ÉVA.
Et si tu ne me retrouvais plus au retour ?
GEORGES.
Ne plus te retrouver... que veux-tu dire ?
ÉVA.
Je ne sais, mais il me semble qu’un danger me menace.
GEORGES.
Un danger ? Lequel ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
Qu’est-ce donc, ma fille ? Parle ?
ÉVA.
Depuis quelque temps, chaque fois que je quitte le château accompagnée du vieux Niels, je suis suivie par un homme dont la présence me cause un véritable effroi.
GEORGES.
Quel est cet homme ?
ÉVA.
Je l’ignore, mais c’est un être d’allures étranges, bizarres et qui m’épouvante. On dirait qu’il sait d’avance ce que je vais faire et où je dois aller.
GEORGES.
Et il te suit partout, dis-tu ?
ÉVA.
Partout, et circonstance singulière, il ne s’arrête qu’au moment où j’entre dans l’église et là... sur le seuil du Saint Lieu, son regard devient plus étrange encore... une amère ironie contracte ses lèvres et le feu de la colère brille dans ses yeux.
GEORGES.
Et lorsque tu as pénétré dans l’église ?
ÉVA.
Le calme rentre alors dans mon âme... surtout lorsque c’est maître Volsius qui fait résonner l’orgue.
GEORGES.
Maître Volsius ?
ÉVA.
Oui, le nouvel organiste attaché je crois à la cathédrale d’Aalborg, un artiste de génie, je dirais presque un artiste surhumain ! Car, lorsqu’il accompagne les psaumes de la pénitence, ce sont les ténèbres de l’enfer qui s’entrouvrent à vos yeux. Lorsqu’il chante les gloires du Tout-Puissant, c’est au Paradis même qu’il vous transporte. Alors et comme par un merveilleux enchantement, les murs se reculent, l’église s’évanouit, et c’est une vision céleste que son génie évoque au milieu des plus sublimes harmonies.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Oui ! Éva ! Oui ! J’ai comme toi éprouvé ces extases en l’écoutant.
ÉVA.
C’est plus que de l’extase. On voit... ce que veut exprimer ce grand artiste, on le voit, ma mère, on le voit bien réellement.
TARTELET.
Et moi aussi, j’ai vu, oui, monsieur, oui, j’ai vu ce prodige, et l’on m’a assuré que cet homme n’est pas seulement un organiste sans égal. Il tire les effets les plus miraculeux avec mon pauvre violon, il ferait danser les maisons.
Scène IV
MADAME DE TRAVENTHAL, ÉVA, TARTELET, GEORGES, NIELS
NIELS.
Madame, le docteur est là.
GEORGES, vivement.
Un médecin ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
Oui... mes enfants... un médecin que j’ai fait demander pour moi... On m’a appris qu’il y avait à ce moment à Aalborg un docteur de grand renom... Je l’ai fait prier de venir... Il me donnera quelques bons conseils... À toi aussi Éva, à Georges, à M. Tartelet.
TARTELET.
Mais je ne suis pas malade.
MADAME DE TRAVENTHAL.
On est toujours malade... plus ou moins... j’ai remarqué que les médecins guérissent surtout...
TARTELET.
Surtout quand on se porte bien.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Faites entrer M. le docteur Ox.
GEORGES.
Le docteur Ox qui a fait des expériences si extraordinaires, en doublant les facultés vitales sous l’influence de l’oxygène ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
Précisément.
GEORGES.
Je suis curieux de le voir.
TARTELET, à part.
Il n’a pourtant pas besoin d’un supplément d’oxygène, M. Georges, il faudrait plutôt lui en ôter un peu.
NIELS, annonçant.
Monsieur le docteur Ox !
TARTELET.
Quelque charlatan sans doute !
Scène V
MADAME DE TRAVENTHAL, ÉVA, TARTELET, GEORGES, LE DOCTEUR OX
Ox entre par la porte du fond.
ÉVA, à part avec épouvante.
Qu’ai-je vu !... lui... l’homme qui me poursuit sans cesse !
OX, à Mme de Traventhal.
Vous m’avez fait appeler, Madame, me voici.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Docteur, j’ai appris votre présence à Aalborg, où votre grande réputation vous a précédé... et je désire vous consulter...
OX.
Pour cette jeune fille peut-être ?
ÉVA, vivement.
Pour moi, non, non.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Éva se porte à merveille.
OX.
En êtes-vous bien sûre ? Voyez cependant cette pâleur, cette agitation...
Lui saisissant la main.
ÉVA.
Ah !
OX.
Et cette main si frêle qui frémit dans la mienne.
Éva la retire vivement, il la retient.
C’est comme de l’effroi, de la terreur, même... nous calmerons cela.
ÉVA, s’éloignant de lui.
Vous vous trompez... je n’ai ni effroi, ni terreur...
À part.
mes pressentiments me disent qu’avec cet homme, le malheur est entré dans notre maison.
GEORGES, au docteur.
Docteur... je suis heureux de vous connaître, j’ai suivi de loin, mais avec un profond intérêt, vos admirables expériences.
OX.
En vérité ?
GEORGES.
Accroître la proportion d’oxygène de l’air, transformer le corps et l’âme ! Doubler, tripler les facultés passionnelles. Cela est magnifique.
OX.
Et bien simple, monsieur. Le corps humain est comme un poêle allumé ! J’ai trouvé, tout bonnement le moyen d’y mettre un peu plus de charbon. Mais parlons sans détour, monsieur. C’est vous que je dois traiter ici.
GEORGES.
Moi !
MADAME DE TRAVENTHAL.
Docteur, que dites-vous.
OX.
Pas de vains ménagements, Madame... la santé de ce jeune homme vous est chère.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Très chère, oui, sans doute.
OX.
Et à vous aussi Mademoiselle.
ÉVA, froidement.
Georges est mon fiancé, Monsieur.
OX, à part.
Votre fiancé...
Haut.
Or son esprit nourrit des rêves qui vous paraissent insensés et vous voulez le guérir des grandes idées qui bouillonnent dans son cerveau.
GEORGES.
Ainsi donc, c’est pour moi, que l’on vous a fait venir.
OX.
Pour vous, pour vous seul.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Qui vous a dit cela, Monsieur ?
OX.
Dans ce pays, Madame, votre nom est connu de tout le monde et l’histoire de ce jeune homme n’est ignorée que de lui seul.
GEORGES.
Que dit-il ?
OX.
Vous comptez sur moi pour opérer sa guérison ! Eh bien soit, j’entreprendrai cette cure. Mais n’attendez pas de moi que je détourne sa pensée du but glorieux qu’il poursuit depuis longtemps...
ÉVA.
Comment ?
OX.
Croyez-vous que ce soit en comprimant la vapeur qu’on l’empêche d’éclater ? Non, non ! laissez-lui dépenser, au contraire, sa généreuse ardeur, n’étouffez pas sa noble exaltation, qu’il dise jusqu’où il veut atteindre, et tâchons de lui frayer le chemin.
GEORGES.
Ce que je veux, Docteur, c’est faire plus que n’ont fait les héros dont les noms sont écrits dans ces livres, c’est aller au-delà des limites qu’ils n’ont pu franchir. Le professeur Lidenbrock s’est enfoncé dans les entrailles de la terre, moi je veux aller jusqu’au feu central. Le capitaine Nemo, prisonnier dans son Nautilus a recherché l’indépendance sous les mers, moi je veux vivre dans cet élément, et le parcourir d’un pôle à l’autre. L’audacieux Michel Ardan s’est enfermé dans un boulet pour aller graviter à quelque milles lieues de la terre ; moi je veux courir d’une planète à l’autre. Voilà ce que je veux, Docteur ! Est-ce donc impossible ?
OX, d’une voix forte.
Non !
ÉVA.
Qu’osez-vous dire, Monsieur ?
OX.
Non, mille fois non ! ce que tu aspires a connaître, tu le connaîtras et tes yeux verront ce que tu aspires a voir, si ton courage ne faiblit pas.
GEORGES.
J’oserai tout, parlez, mais il ne s’agit point ici d’un vain rêve ?
OX.
C’est dans la réalité même que je te conduirai.
GEORGES.
Dans la réalité !
OX, tirant un flacon de sa poche.
Vois ce flacon, quiconque aura bu quelques gouttes de cette liqueur, sera emporté avec la rapidité de la foudre et dans les conditions d’une vie nouvelle jusqu’aux milieux interdits à l’homme ! Plus d’intervalles de temps, plus d’intervalles de distances ! On vole, prompt comme l’éclair, les jours s’écoulent en quelques secondes, les années en quelques minutes.
GEORGES.
Et j’irai aussi jusqu’au feu central ?
OX.
Oui !
GEORGES.
Et jusqu’au fond des mers ?
OX.
Oui.
GEORGES.
Et jusqu’où je voudrai dans l’espace ?
OX.
Oui.
GEORGES.
Ah ! ce serait bien réellement l’impossible.
OX.
L’impossible que tu réaliseras, parce que j’aurai donné à ton corps la faculté de ne pas brûler où l’on brûle, de ne pas se noyer là où on se noie, de respirer, là où il n’y a plus d’air respirable. Et après avoir été emporté comme dans un tourbillon, tu reviendras héros de l’impossible, ayant fouillé les plus insondables mystères de la nature.
ÉVA.
Une pareille tentative n’est pas seulement insensée, elle est coupable, Georges, elle est sacrilège.
MADAME DE TRAVENTHAL, effrayée.
Oui, ma fille a raison, au nom du ciel, Monsieur, plus un mot...
GEORGES.
Laissez, laissez ma mère ! Docteur, je crois en vous, et je suis prêt à vous suivre.
ÉVA.
Georges, tu nous abandonnerais ! Elle qui t’a recueilli, aimé comme son enfant... Et moi, Georges.
OX, avec force.
Allez, priez, pleurez, amollissez son cœur, affaiblissez son âme et rejetez dans l’enfance ce fils d’Hatteras, dont j’allais faire un homme.
MADAME DE TRAVENTHAL, à Éva.
Grand Dieu.
GEORGES, avec force.
Fils d’Hatteras, avez-vous dit ?... Je suis le fils d’Hatteras, le fils de l’audacieux navigateur qui s’est élevé jusqu’au Pôle Nord ?
OX.
Oui, oui, cet homme illustre était ton père !
GEORGES.
Mon père ! lui dont je dévorais les merveilleux récits !... Lui, que j’aurais voulu égaler.
OX.
Et que tu dépasseras si tu le veux.
GEORGES.
Ah ! rien ne m’arrêtera plus désormais.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Hélas ! tout est perdu.
ÉVA.
Cet homme est le mauvais génie de notre famille.
OX, à part.
Maintenant il est à moi !
Scène VI
MADAME DE TRAVENTHAL, ÉVA, TARTELET, GEORGES, LE DOCTEUR OX, MAÎTRE VOLSIUS
MAÎTRE VOLSIUS.
Pardon, Mesdames et Messieurs, je suis bien ici chez Mme de Traventhal ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
Oui, Monsieur, puis-je savoir ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Madame, en sortant de la cathédrale j’ai par hasard trouvé ce livre d’heures et pensant qu’il appartenait à quelque personne du château... j’ai pris la liberté... Il est à vous, peut-être, Madame ?
MADAME DE TRAVENTHAL.
Non...
MAÎTRE VOLSIUS, à Ox.
À Monsieur, alors ? Oui, ce doit être à Monsieur.
OX, reculant.
À moi ?...
MAÎTRE VOLSIUS.
Prenez... mais prenez donc, Monsieur ?
OX, reculant toujours.
À moi ce livre... non... non ! vous dis-je.
MAÎTRE VOLSIUS.
Oh ! ne craignez rien, il ne brûle pas les doigts !
ÉVA, s’avançant.
C’est mon livre d’heures que j’ai oublié ce matin à l’église... et je vous remercie de me l’avoir rapporté...
OX.
Qui êtes-vous donc, Monsieur ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Moi, Monsieur, je suis l’organiste de la cathédrale.
ÉVA.
Maître Volsius !
TOUS.
Maître Volsius.
GEORGES.
Volsius... le grand artiste !...
MAÎTRE VOLSIUS.
Volsius, l’humble organiste, Monsieur.
OX, à part.
Que vient-il faire ici ?
ÉVA.
Ah ! Monsieur ! que de fois nous vous avons entendu à la cathédrale ! que de fois nous avons été pénétrés par la sublimité de vos accords.
MAÎTRE VOLSIUS.
Mademoiselle, je ne suis qu’un Pauvre artiste.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Auquel le Château d’Andernak sera toujours ouvert.
OX, à part.
Nous verrons cela.
MADAME DE TRAVENTHAL, présentant.
Ma petite fille Éva.
MAÎTRE VOLSIUS.
Mademoiselle.
MADAME DE TRAVENTHAL, présentant Georges.
Son fiancé... Georges...
GEORGES, vivement.
Georges Hatteras.
MAÎTRE VOLSIUS.
Fils du célèbre capitaine Hatteras ?
GEORGES, s’animant.
Oui... Oui ! C’est mon père... mon père dont je vais égaler... dépasser les découvertes, grâce au savant docteur Ox.
MAÎTRE VOLSIUS, se retournant vers Ox.
Le docteur Ox !... j’ai beaucoup entendu parler du docteur Ox !... vous allez bien docteur Ox ?
OX, lui tournant le dos.
Très bien... maître... Volsius !
MAÎTRE VOLSIUS.
On dit monsieur le docteur que vous avez le pouvoir de donner au corps humain la faculté d’aller à travers l’impossible.
OX.
Et l’on dit vrai, maître Volsius.
MAÎTRE VOLSIUS.
Et de s’élever jusqu’à la connaissance de ces mystères que Dieu semble s’être réservés à lui seul ?
OX.
Oui, nous pénétrerons ces impénétrables mystères.
MAÎTRE VOLSIUS.
Et vous offrez au fils du capitaine Hatteras de reprendre pour son compte ces tentatives qui ont échoué, même dans les légendes mythologiques, de recommencer les expériences d’Icare ?
OX.
Oui... et sans se briser les ailes.
MAÎTRE VOLSIUS.
Les aventures de Prométhée ?...
OX.
Oui et sans risquer les serres du vautour.
MAÎTRE VOLSIUS.
Et les efforts des Titans ?...
OX.
Oui... et sans craindre d’être foudroyé par Jupiter !...
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais en vérité vous êtes très fort !
TARTELET, à part.
Tiens mais c’est l’organiste qui m’a l’air d’être le plus malin !
OX.
Je crois maître Volsius que vous raillez le pouvoir que donne cette liqueur !... Eh ! bien, buvez-en quelques gouttes et vous ne douterez plus...
MAÎTRE VOLSIUS.
Merci, Docteur, je n’en ai pas besoin !
GEORGES, voulant saisir le flacon.
À moi donc ! à moi !
MAÎTRE VOLSIUS, lui arrêtant le bras.
Jeune homme, les vaines tentatives que je viens de citer ont pu ne pas toucher votre âme, nul ne croit en effet à ces fictions de la mythologie !... Mais ouvrez les saints livres et vous y trouverez de plus ambitieux orgueils, de plus audacieuses rebellions, de plus redoutables châtiments ! Et ceux-là bien réels, et ceux-là si terribles, que le docteur Ox lui-même, redouterait de les affronter.
OX, avec colère.
Quels châtiments ? dites... répondez donc !
MAÎTRE VOLSIUS, avec douceur.
Pardon, mille pardons, docteur... je ne m’exprime... je ne parle bien, dit-on que... du bout... des doigts... je vais essayer de me faire comprendre.
Il se dirige vers l’orgue et se met au clavier.
Je vais essayer de vous montrer dans quels profonds abîmes s’engloutit un sacrilège orgueil.
OX.
Que va-t-il faire ?
ÉVA.
Seigneur, inspirez-le... Sauvez Georges... Seigneur... Seigneur... Sauvez-nous tous.
L’orgue résonne.
Deuxième Tableau
L’ange déchu
Le fond du salon s’est ouvert, les côtés ont disparu et on aperçoit le décor qui représente la chute de l’ange. Ox s’est d’abord reculé, mais il revient vers le fond et il regarde.
OX.
C’est la chute de l’ange.
MAÎTRE VOLSIUS, allant à lui.
C’est le châtiment de l’orgueil.
OX.
Vous êtes un merveilleux artiste, maître Volsius, mais l’ange déchu est glorieusement tombé, la grandeur de sa chute a illustré son nom presque autant que son audacieuse rébellion, il a conquis la gloire ! et la gloire avant tout.
GEORGES.
Oui, oui, la gloire, la gloire !
OX.
C’est là que je te conduirai.
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui à la gloire, ou à la folie !
MADAME DE TRAVENTHAL.
Folie !
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais il me trouvera partout sur sa route.
Il sort avec elle.
OX.
Allons, Georges Hatteras, prends ce flacon et bois !
Georges boit.
ÉVA, lui arrachant le flacon.
Eh ! bien, je ne t’abandonnerai pas, Georges, je partagerai ces périls.
Elle boit à son tour et jette le flacon.
GEORGES.
Éva ! qu’as-tu fait ?
OX.
Elle aussi ! Eh bien, soit !
TARTELET, il ramasse le flacon.
Comment, rien qu’avec cette liqueur on pourrait...
Il boit.
Allons donc.
Troisième Tableau
L’Ostéria
La terrasse d’une auberge italienne, avec montants recouverts de pampres. À droite l’Ostéria avec portes et fenêtres. Châssis et bancs sur la terrasse. Au fond à gauche tout le développement du Vésuve, dont on aperçoit le cratère empanaché de fumée. À droite, s’étend la première partie de la baie de Naples. Il fait Jour.
Scène première
GEORGES, ÉVA, OX, TARTELET
TARTELET.
Où sommes-nous donc ? Je n’aperçois plus la ville d’Aalborg, ni les tours de la Cathédrale.
GEORGES, à Ox.
Où sommes-nous, Docteur ?
OX.
À Naples... non loin du Vésuve, dont tu peux apercevoir le sommet.
GEORGES.
Le Vésuve ? oui c’est par ce cratère qu’est ressorti le professeur Lidenbrock !
OX.
Et c’est par ce cratère que nous pénétrerons jusqu’au centre de notre Globe.
ÉVA.
Jusqu’au lac embrasé !... Georges ! Il est temps encore de t’arrêter.
GEORGES.
Ne crains rien, Éva !
TARTELET.
Tiens... il me semble que j’ai faim... On ne fait pas six cents lieues, sans manger un peu.
OX.
Voici une auberge ! appelez, on vous servira ! nous allons pendant ce temps préparer notre périlleuse descente.
TARTELET.
Des préparatifs ? Et pourquoi ? puisque d’un seul bond vous franchissez des centaines de lieues.
OX, à Georges.
S’agit-il uniquement d’atteindre le but sans avoir rien vu, rien compris, rien étudié ?
GEORGES.
Non, certes.
OX.
Voulez-vous pour éviter tous les périls ignorer tous les secrets et tous les mystères ?
GEORGES.
Non, non...
OX.
Venez donc alors...
TARTELET.
Allez, vous me retrouverez ici...
Ils sortent tous les trois.
Eh ! bien maintenant appelons !... holà !... Garçon !...
Scène II
TARTELET, L’HÔTELIER
L’HÔTELIER, regardant ceux qui s’éloignent.
Tiens, un voyageur !
TARTELET.
Mais, oui, approchez Garçon cela paraît vous surprendre.
L’HÔTELIER.
Ça me surprend beaucoup, Monsieur !
TARTELET.
Vous êtes donc seul ici Garçon ?
L’HÔTELIER.
Seul avec un Danois arrivé hier.
TARTELET.
Un Danois. – J’en ai connu un bien beau ! très haut sur pattes avec des oreilles superbes et le museau allongé, c’était un joli chien.
L’HÔTELIER.
Mais non, celui qui est là est un jeune homme.
TARTELET.
Ah ! bon, un Danois à deux pattes, dites-moi Garçon qu’avez-vous à me donner.
L’HÔTELIER.
Plus rien maintenant, le Danois a tout mangé.
TARTELET.
C’est égal ! Donnez m’en tout de même, et pas trop cuit !
L’HÔTELIER.
À l’instant, Monsieur.
Il sort.
Scène III
TARTELET, VALDEMAR
VALDEMAR, entrant ; à Tartelet le saluant.
Ah ! j’ai bien déjeuné ! peut-être même un peu trop bien déjeuné.
TARTELET.
C’est le Danois !... il n’a pas le museau allongé.
VALDEMAR.
Tiens, un étranger, monsieur...
TARTELET, le saluant.
Monsieur...
À part.
Quelle tournure comme c’est gauche, ça ne sait même pas saluer dans les règles.
VALDEMAR.
Bonjour Monsieur ! monsieur... en voyage, d’habitude... quand on se rencontre... au bout du monde, et même plus loin... on fait aisément connaissance !... Oserais-je vous demander qui vous êtes ?
TARTELET.
Le professeur Tartelet.
VALDEMAR, à part.
Un professeur !... c’est un savant
Haut.
de quel pays, monsieur ?
TARTELET.
Je suis français, né à Asnières.
VALDEMAR.
Asnières... Ah ! bon, Asnières de Bigorre, je connais.
TARTELET.
Mais non.
VALDEMAR.
Vous êtes marié, M. Tartelet ?
TARTELET.
Non... pourquoi cette question ?
VALDEMAR.
Alors vous n’avez pas de petits Tartelets ?
TARTELET.
Non...
VALDEMAR, riant.
Pas de petites Tartelettes ?
TARTELET.
Pas de petites
À part.
Qu’est-ce que c’est que ce gros garçon-là ?
Regardant les pieds de Valdemar.
Oh ! ces pieds.
VALDEMAR.
Vous dites ?
TARTELET.
En dehors, jeune homme, plus en dehors.
VALDEMAR, étonné.
Plus en dehors ? Il me renvoie, il veut rester seul.
TARTELET.
Mais où allez-vous donc ?
VALDEMAR.
Vous me dites en dehors !
TARTELET.
Mais oui, je parle de vos pieds, ce que nous appelons l’angle chorégraphique.
VALDEMAR.
S’il vous plaît ?
TARTELET, le touchant du bout de son archet.
Encore plus écartés... encore... encore...
Valdemar manque de tomber.
C’est très bien comme cela.
VALDEMAR.
Oh ! Vous trouvez ça bien, vous, quel drôle de savant ?
TARTELET.
J’ai l’honneur de parler à Monsieur ?
VALDEMAR.
Axel Valdemar... de Copenhague.
TARTELET.
À merveille ; Eh ! bien, M. Axel Vladimir.
VALDEMAR.
Non, pardon, Valdemar.
TARTELET.
Bon ! bon.
VALDEMAR.
Et vous venez ?
TARTELET.
D’Aalborg.
VALDEMAR.
En chemin de fer ?
TARTELET.
Non.
VALDEMAR.
En bateau ?
TARTELET.
Non.
VALDEMAR.
En diligence ?
TARTELET.
Non ! en courant !
VALDEMAR.
En courant ?
TARTELET.
Électrique !
VALDEMAR.
En courant électrique !...
TARTELET.
Oui !
VALDEMAR.
Et vous allez ?
TARTELET, montrant le Soliman.
Là !
VALDEMAR.
Dans la cave ?
TARTELET.
Plus bas !
VALDEMAR.
Plus bas ? On nous écoute.
TARTELET.
Sous terre... jusqu’au centre !
VALDEMAR.
Jusqu’au centre de la terre ?
TARTELET.
Par le cratère !
VALDEMAR.
Pas possible ?
TARTELET.
Pas possible... mais nous le ferons, mon ami, vos pieds
Rectifiant sa position.
vos pieds !
VALDEMAR.
Encore ! quel drôle de savant !... quel drôle de savant !...
TARTELET.
Et vous, M. Vladimir ?
VALDEMAR.
Val... demar... S.V.P.
TARTELET.
Bon... confidences pour confidences, où allez-vous, M. Vladimir ?
VALDEMAR, à part.
Il y tient.
Haut.
Moi... M. Tartelet... je vais... dans un endroit où l’on puisse faire fortune...
TARTELET.
Je ne connais pas encore cet endroit-là...
VALDEMAR.
Imaginez-vous que j’aime une jeune fille charmante de Copenhague, Mlle Babichok.
TARTELET.
Et naturellement, Mlle Babichok ne vous aime pas, M. Vladimir ?
VALDEMAR.
Encore Vladimir ! mais je vous dis que c’est Valdemar que je me nomme.
TARTELET.
Ah ! pardon, jeune homme, c’est qu’il y a des noms que je ne parviens pas à prononcer, et je sens que jamais je ne pourrais dire celui-là. Tenez, j’aime mieux vous appeler Mathieu ! Est-ce convenu ?
VALDEMAR.
Mathieu, ça m’est égal, j’ai beaucoup connu un Mathieu.
TARTELET.
Moi aussi.
VALDEMAR.
C’était un astronome.
TARTELET.
Mathieu Laensberg, alors ; vous disiez donc Valdemar ?
VALDEMAR.
Ah ! Bon, voilà que vous le dites à présent.
TARTELET.
Ah ! pardon, je me suis trompé vous disiez donc que Babichok ?
VALDEMAR.
Est tout à fait folle de moi... Ah ! quelle femme ! Quelle âme ! Quel cœur ! Et jolie !... quand j’y pense, j’ai là... des battements
Avec sentiment.
Vous les connaissez les battements ?
TARTELET.
Si je connais les battements ? Nous avons les grands et les petits.
VALDEMAR, étonné.
Les grands et les petits ?
TARTELET.
Qui permettent de lever une jambe et de la mouvoir de bas en haut, pendant que l’autre supporte tout le poids du corps, essayez !
VALDEMAR.
Que j’essaie !... Quoi ?
TARTELET.
Des battements... comme ceci...
Il fait un battement.
Essayez !
VALDEMAR.
Il est malade !... mais ce n’est pas de ces battements-là que je parle, quel drôle de savant !
TARTELET.
J’y pense pourquoi puisqu’elle vous adore n’avez-vous pas épousé Babichok ?
VALDEMAR.
Il y avait deux obstacles à notre union : d’abord Babichok me trouvait trop gras et trop maigre.
TARTELET.
Comment ?
VALDEMAR.
Trop gras de ma personne et trop maigre comme fortune.
TARTELET.
Ah !...
VALDEMAR.
Eh ! bien, oui je suis un peu dodu, lui disais-je, mais plus on a de ce qu’on aime, et mieux cela vaut : aussi pour l’embonpoint, peut-être aurait-elle cédé attendu qu’étant trop maigre elle-même, nous aurions fait à nous deux une bonne petite moyenne, un ménage entrelar...
TARTELET.
Oui, cela se compensait... il ne restait donc plus que...
VALDEMAR.
Que la fortune ! mais impossible de l’en faire démordre. Elle m’aime trop ! mon Valdemar, disait-elle, je veux que tu sois riche, très riche, que tu aies une belle voiture, de beaux cheveux... non de beaux chevaux... de beaux cheveux aussi... ça. Un bel hôtel où je pourrai à mon aise adorer mon idole ; mais te voir dans la gêne, dans la misère, toi oh ! J’en souffrirais trop, et j’aimerais mieux en éprouver un autre que d’avoir la douleur de partager ta pauvreté. Est-ce du véritable amour, cela, dites Monsieur Tartelet.
TARTELET.
C’est du parfait amour, première qualité.
VALDEMAR.
Aussi, suis-je parti dans l’espérance de faire fortune et pour développer encore en voyageant les brillantes qualités de mon âme...
TARTELET.
Vous avez bien fait... Mathieu, les pieds !...
VALDEMAR.
J’ai déjà vu pas mal de pays, et avec fruit, j’ose le dire... j’ai étudié les mœurs... j’ai observé les costu... les coutumes et j’ai noté toutes mes poétiques impressions sur ce calepin.
TARTELET.
Ce doit être curieux !
VALDEMAR.
Voyez plutôt : France : admirable pays !... Paris : pays admirable !...
TARTELET.
C’est court mais c’est clair.
VALDEMAR.
Il faut qu’on me comprenne !... À Paris, mangé du bœuf du veau et du mouton !... suisse.
TARTELET.
Du mouton suisse !
VALDEMAR.
Mais non, il y a un point. Suisse : admirable pays ! Genève : pays admirable ! mangé du veau du mouton et du bœuf. Italie : Rome ! Rome.
TARTELET.
Mangé du veau, du bœuf et du mouton.
VALDEMAR.
Non, je vous ai laissé dire par politesse, il n’y en a pas ! On ne mange que de la chèvre par là comme ici du macaroni.
TARTELET.
Vous écrivez toutes ces impressions pour Mlle Babichok ?
VALDEMAR.
Naturellement ! Ça la distraira ! ainsi que le cousin Finderup que j’ai laissé auprès d’elle.
TARTELET.
Ah ! Il y a le cousin Finderup ?
VALDEMAR.
Oui !... Un ami à moi... un brave garçon... qui doit m’écrire partout où je m’arrête et me donner des nouvelles de ma fiancée... et dès que j’aurai fait fortune.
TARTELET.
Eh ! bien, est-ce fait ?
VALDEMAR.
Non !... pas encore ! mais je ne désespère pas ! Je réussirai ! pour elle voyez-vous, je tenterai l’impossible.
TARTELET.
L’impossible, c’est justement là que nous allons... Venez-vous avec nous ?
VALDEMAR.
Où cela ?
TARTELET.
Là... dessous.
VALDEMAR.
Dans la cave toujours !
TARTELET.
Dans le centre de la terre.
VALDEMAR.
Pourquoi faire ?
TARTELET.
Mais pour y faire fortune ! Est-ce que là n’est pas la réserve générale des choses de prix ? L’argent, l’or, les diamants ? Est-ce que ce n’est pas des entrailles du sol qu’on tire ce qu’il y a de plus précieux au monde ?
VALDEMAR.
C’est vrai au fait, c’est la caisse centrale ! Il n’y a qu’à puiser ! Mais je n’ai pas la clef.
TARTELET.
Nous l’avons nous !...
VALDEMAR.
Et vous m’emmèneriez ?
TARTELET.
Oui, si vous consentez à boire quelques gouttes d’une certaine liqueur qui vous y transportera en une seconde.
VALDEMAR.
En courant ?
TARTELET.
Électrique.
VALDEMAR.
Mais cette liqueur ?
TARTELET.
J’ai le flacon ! et si moi, j’en ai bu par mégarde, vous en boirez, vous... par ambition !
VALDEMAR.
Ah ! M. Tartelet quelle chance de vous avoir rencontré ? Une goutte... rien qu’une petite goutte !
TARTELET.
Oui, mais à une condition.
VALDEMAR.
Je l’accepte d’avance !
TARTELET.
C’est que, pendant deux heures par jour, vous placerez vos pieds à la troisième position.
VALDEMAR.
Qu’est-ce que vous appelez la troisième position ?
TARTELET.
Regardez... Comme ça.
VALDEMAR, étonné mais obéissant.
Comme ça, je le veux bien ; mais qu’est-ce que ça peut vous faire que je mette mes pieds à la troisième position, à vous un professeur...
TARTELET.
De danse, mon ami.
VALDEMAR.
De danse ! et moi qui vous prenais pour un savant.
TARTELET.
Allons venez boire une goutte de la liqueur en question !
VALDEMAR.
Oui, oui la goutte, allons boire la goutte !
Ils sortent.
Scène IV
GEORGES, OX, ÉVA
GEORGES.
Tout est préparé, et s’il y a des dangers à courir tu ne trembleras pas.
ÉVA.
Non, certes !
OX, à Georges.
Tu veux partir ?
GEORGES.
À l’instant... le cratère du Vésuve est là : ouvert aux audacieux qui ne craignent point d’y descendre. Dût-il se refermer ensuite sur nous qu’importe ! partons !
OX.
Ah bien ! Oui ! au Centre de la terre !
Scène V
GEORGES, OX, ÉVA, MAÎTRE VOLSIUS sous les traits du professeur Lidenbrock
MAÎTRE VOLSIUS.
Au centre de la terre !... ah ! ah ! ah ! voilà de grands mots très sonores !... et la prétention d’y arriver me semble une bien bonne folie... ah ! ah ! ah !
GEORGES.
À qui avons-nous l’honneur de parler, monsieur ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Le professeur Lidenbrock !
GEORGES.
Le professeur Lidenbrock qui est allé...
MAÎTRE VOLSIUS.
À quelques centaines de lieues sous terre, et rien de plus... parce qu’il serait impossible d’aller plus loin. Et si vous me trouvez à Naples en vue du Vésuve c’est que je sus remonté à la surface de la terre, soulevé par une éruption de lave... Le pays m’a paru beau et j’ai pris le parti d’y séjourner quelque temps.
OX.
Ah ! vous déclarez impossible, M. le professeur, de franchir les limites que vous n’avez pu franchir vous-même.
MAÎTRE VOLSIUS, riant.
Parfaitement, monsieur, parfaitement.
GEORGES.
Est-il donc interdit de tenter d’arriver a la gloire par un chemin que les autres n’ont pu suivre ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Ah ! ce chemin est tout tracé, monsieur ; parallèlement a cette bouche du Vésuve que vous voyez fumer d’ici il en est une autre éteinte : et qui vous conduira où je suis allé, si le cœur vous en dit !
OX.
C’est au-delà qu’il faut pénétrer.
MAÎTRE VOLSIUS, riant.
Au-delà, ah ! ah ! ah !
GEORGES.
Et nous y pénétrerons.
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais je me suis arrêté, quand il n’a plus été possible d’aller plus loin, messieurs.
OX, ironiquement.
Quand vous n’avez point osé aller plus loin.
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous croyez ! ma foi, messieurs, vous êtes fort braves ; votre tentative hardie me transporte ! et vous me donnez l’envie de recommencer le voyage avec vous.
GEORGES.
Qu’à cela ne tienne !
ÉVA.
Oui ! oui venez, venez, monsieur, je ne sais pourquoi mais votre présence me rassure.
MAÎTRE VOLSIUS, hésitant.
Eh ! bien... c’est décidé... vous voulez pénétrer...
OX.
Jusqu’au centre du globe.
MAÎTRE VOLSIUS.
Je ne sais pourquoi vous vous risquez en de telles entreprises, mais je serai votre guide et Je vous accompagnerai.
OX.
Venez donc ?
ÉVA.
Georges au nom du ciel !
MAÎTRE VOLSIUS, à part à Éva.
Laissez faire, mademoiselle ! Il y a des limites en face desquelles ils seront bien forcés de reconnaître l’impuissance humaine... et ils ne les franchiront pas. Venez mon enfant, venez.
Tous sortent.
Quatrième Tableau
À cinq cents lieues sous terre
La scène représente une immense crypte, avec des profondeurs et percées à perte de vue et en toutes directions. Stalactites pendant de toutes parts. Rochers praticables, au fond, qui permettent de descendre jusqu’au sol de ces catacombes naturelles.
Scène première
GEORGES, OX, MAÎTRE VOLSIUS, ÉVA, puis TARTELET et VALDEMAR
TARTELET, apparaissant.
Arrivez donc, jeune Valdemar.
VALDEMAR, débouchant par le haut des rochers.
Me voici !... me voici !...
TARTELET.
Diable ! Le chemin n’est pas bon pour des jambes de danseur :
À Valdemar.
Veillez bien a ne pas vous tourner les pieds.
VALDEMAR.
Soyez tranquille.
OX.
Allons, Georges Hatteras, plus avant, plus avant encore !
GEORGES.
Je vous suis docteur ! C’est l’abîme !... et l’abîme attire et j’irai jusqu’à ses dernières profondeurs !
Ils commencent à descendre.
MAÎTRE VOLSIUS, à Éva.
Ne craignez rien, mon enfant, ce n’est point encore ici qu’est le danger !
ÉVA.
Je ne redoute rien pour moi mais tout pour lui !
MAÎTRE VOLSIUS.
C’est en ce lieu que nous allons faire halte.
GEORGES.
Où sommes-nous ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais chez moi.
OX.
En effet ! c’est ici, je crois, la limite du voyage par maître Lidenbrock.
MAÎTRE VOLSIUS.
Et si cela peut intéresser, je vous dirai que ces cavités se creusent sous l’Europe centrale, sous la France et précisément sous Paris à l’endroit où nous sommes.
VALDEMAR.
Sous Paris ! Il est la au-dessus de ma tête ce Paris que j’ai visité avec amour et l’on n’entend pas le bruit de la grande cité !...
Quelques grondements éloignés se font entendre.
Eh ! si fait ! On dirait un grand roulement de voitures ! nous devons être sous le carrefour des écrasés !
ÉVA, à Maître Volsius.
Mais ces grondements !
MAÎTRE VOLSIUS.
Un grondement qui se produit par intervalles dans la charpente du globe.
VALDEMAR.
Un tremblement, allons-nous-en.
Il sort.
OX.
Eh bien ! Georges Hatteras ! Que pensez-vous de ces immensités qui se prolongent à l’infini sous les mers, sous les continents et qui portent des villes et des montagnes ? Vous attendiez-vous a trouver ici toute une végétation souterraine, où les plus humbles plantes de la terre se font arbres sous l’influence d’un milieu chaud et humide ? Et cet air qui, devenu lumineux par la pression, éclaire ces catacombes silencieuses.
MAÎTRE VOLSIUS.
La contemplation de ces merveilles ne suffira-t-elle pas à satisfaire votre ambition de voyageur ?
GEORGES.
À quoi servirait la nouvelle puissance vitale donnée a notre corps par le Docteur Ox, s’il ne s’agissait que d’aller où d’autres sont allés avant nous, où vous êtes allé vous-même ! Ici est l’extraordinaire et non pas l’impossible !
OX, à part.
Bien, bien !...
On entend un grand cri, poussé au dehors, par Valdemar.
ÉVA.
Qu’est-ce donc ?
TARTELET.
C’est la voix de Valdemar !
VALDEMAR, rentrant effaré.
Ah ! je vous retrouve.
TARTELET.
Que s’est-il passé ?
VALDEMAR, montrant une pierre.
Cette pierre... voyez-vous cette pierre ?...
TARTELET.
Une drôle de pierre.
VALDEMAR.
Elle n’est pas ordinaire ! aussi je la garde ! mais ce qui n’est pas ordinaire, non plus, c’est la force avec laquelle elle m’a été lancée dans le dos.
TARTELET.
Lancée ? Par qui ?
VALDEMAR.
Par qui ? je vous Je demande ! Il y a donc du monde ! et pesez... voyez comme c’est lourd pour sa grosseur !
MAÎTRE VOLSIUS.
Tout est lourd ici, jeune homme !
VALDEMAR.
Comment tout est lourd ici ?
OX.
Sans doute !... c’est l’effet naturel de l’attraction.
VALDEMAR.
L’attraction !
MAÎTRE VOLSIUS.
Et si l’on parvenait au centre même votre porte-monnaie deviendrait lourd à crever votre poche.
VALDEMAR.
Mon porte-monnaie à moi, alourdi à ce point là ! Voilà une chose qui m’étonnerait.
OX.
Ce n’est pas tout ! l’acoustique même se modifie dans ce milieu où l’air est soumis à une pression énorme.
GEORGES.
Comment les bruits, les sons y prennent une intensité immense ?
TARTELET.
Tiens, c’est vrai ! le cri que le jeune Valdemar a poussé tout à l’heure... ressemblait à un beuglement !...
VALDEMAR.
Un beuglement !
TARTELET.
Mais alors, mon violon de maître de danse aurait donc ici une toute autre sonorité !
MAÎTRE VOLSIUS.
Essayez !
TARTELET.
À l’instant !
Il prend son violon et joue une gavotte avec une puissance de son surprenante.
VALDEMAR.
C’est prodigieux !
TARTELET.
C’est admirable, continuons !
Pendant que Tartelet joue, quelques têtes d’êtres bizarres, au front très déprimé, au regard fauve, aux cheveux ébouriffés, paraissent entre les rochers du fond, écoutant et donnant des signes de la plus extrême surprise.
ÉVA, qui les aperçoit, pousse un cri.
Ah ! regardez ces monstres !...
GEORGES, se dirigeant vers le fond.
Grand Dieu !
ÉVA.
Georges ! Georges ! arrête.
Tartelet cesse de jouer. Les monstres ont disparu.
OX.
Oui ! restez... D’ailleurs vous le voyez, ils ont disparu.
GEORGES.
Quels sont donc ces êtres étranges ?
OX.
Ceci est le premier des mystères qui nous auront été révélés. Il existe dans ces profondeurs souterraines tout un peuple d’être vivants.
GEORGES.
Tout un peuple !
VALDEMAR.
Tout un peuple !
TARTELET.
D’êtres vivants ! Eh bien, nous lui inculquerons les premiers principes de la danse !
VALDEMAR.
C’est peut-être un de ces messieurs qui m’a jeté la pierre !
GEORGES.
Mais comment une race humaine aurait-elle pu se former dans ces profondeurs et y vivre ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Demandez cela au savant docteur Ox.
OX.
Rien n’est plus simple ! Il suffit que dans un de ces bouleversements de la nature qui ont eu lieu il y a des milliers d’années, il suffit que des habitants de la terre aient été engloutis ici ! Ils auront peuplé ces vastes solitudes, et leurs descendants modifiés peu à peu par le milieu dans lequel ils vivaient ont cessé de ressembler à la race humaine, et sont devenus ces êtres dégénérés que vous venez de voir.
VALDEMAR.
Venez.
ÉVA.
Il semblait, tout a l’heure, que la musique exerçât sur eux une sorte de fascination !
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui, cela est vrai !
GEORGES.
Que sont-ils devenus ? Mettons-nous à leur recherche.
ÉVA.
Non, non !
OX.
Ce qu’il importe de trouver maintenant, c’est le chemin par lequel nous arriverons à notre but.
On entend un grand bruit souterrain.
GEORGES.
Écoutez ces bruits qui circulent à travers l’écorce terrestre.
VALDEMAR.
Il a des convulsions, à présent.
OX.
Et, bientôt peut-être, le feu va nous ouvrir la voie qui communique de la terre au cratère du Vésuve.
MAÎTRE VOLSIUS.
Et vous oseriez parcourir cette voie ?
GEORGES.
Oui, oui !
OX.
Nous l’oserons !
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais je vous le répète, c’est plus que de la témérité, c’est...
OX.
C’est tout simplement du courage et le courage est-ce que vous connaissez cela M. le professeur Lidenbrock ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Allez donc où vous pousse votre orgueil.
À Éva.
Je ferai des vœux ardents pour vous, pauvre enfant, qui êtes la résignation, la vertu, la piété...
À Ox.
La piété et la vertu... Est-ce que vous connaissez cela M. le docteur Ox ?
Il sort.
ÉVA.
Il s’éloigne.
OX.
Qu’il parte ! Qu’il nous délivre de ses lâches remontrances !
Nouveau bruit plus fort.
Écoutez, écoutez encore ! c’est de ce côté que va s’ouvrir le chemin que nous cherchons !
GEORGES.
Venez ! nous le chercherons ensemble !
ÉVA.
Georges...
Ox et Georges sortent.
Georges !
VALDEMAR.
L’autre me parait plus prudent ! Je vais tâcher de le rattraper.
Il sort par l’autre côté.
ÉVA.
Hélas ! il n’entend même plus ma voix.
TARTELET.
Mauvaise idée qu’a eue votre grand-mère d’appeler ce maudit docteur au château !
ÉVA.
Il y serait venu tôt ou tard, mon ami !
TARTELET.
Que voulez-vous dire ?
ÉVA.
Tôt ou tard, il se serait emparé comme il l’a fait de l’imagination de Georges, non pour lui rendre le calme, non pour le guérir, mais pour le perdre.
TARTELET.
Et dans quel intérêt ?
ÉVA.
Cet homme est celui qui s’attachait sans cesse à mes pas...
TARTELET.
Lui... Ah ! je comprends ! Il ose vous aim... Ah ! si je le pouvais, M. le docteur Ox, avec quelle jolie danse le maître à danser vous ferait faire connaissance.
ÉVA.
Ne vous attaquez pas à lui, mon ami ! Il est doué d’un pouvoir étrange, surnaturel...
Ox paraît au fond.
Tout en lui m’épouvante ! l’impérieuse domination de sa voix, l’irrésistible fascination de son regard...
Ox est descendu lentement et s’approche de Tartelet.
TARTELET.
Le fait est qu’il a dans ses yeux, je ne sais quelle expression diabol...
ÉVA.
Lui !...
TARTELET, apercevant Ox qui le regarde en face.
Une expression diabol... non... je... je veux dire...
Ox étant le bras et lui fait signe de s’éloigner.
TARTELET.
Permettez, M. le doc... vous désirez... vous voulez...
À part.
Oh ! ce regard... ce regard...
OX.
Laissez-nous !
ÉVA.
Restez, M. Tartelet.
OX, plus impérieux encore et regardant Tartelet bien en face.
Obéissez !
ÉVA.
Non... Non...
OX, même jeu.
Partez ! je le veux !
TARTELET.
Qu’ai-je donc ? je tente vainement de... je ne peux pas... je ne peux pas !...
Tartelet sort à reculons.
Scène II
ÉVA, OX
ÉVA, appelant.
Georges !... Georges !...
OX.
Georges est loin d’ici et ne peut vous entendre...
ÉVA.
Je saurai bien le retrouver !
Appelant.
Georges.
OX, lui barrant le chemin.
Il faut que je vous parle !... Éva... Savez-vous pourquoi, naguère, je vous suivais en tout lieu ? Pourquoi j’errais autour de votre demeure ?
ÉVA.
Je ne veux pas le savoir !
OX.
Pourquoi je vous aime !
ÉVA, avec ironie.
Vous m’aimez, vous ?
OX.
Si je suis venu dans ce château d’Andernak, ce n’était ni pour votre aïeule, ni pour votre fiancé Georges ! C’était pour vous, pour vous seule ! je voulais me rapprocher de vous, je voulais vous voir, vous entendre parce que je vous aime !
ÉVA.
Assez, plus un mot !
OX.
Et savez-vous pourquoi je lui ai révélé, à ce Georges, le nom de son père, pourquoi je l’ai poussé dans cette voie, pourquoi je lui ai donné le pouvoir d’accomplir tous ces rêves ? Parce que je ne veux pas que Georges devienne votre époux !...
Avec force.
et parce que je vous aime.
ÉVA.
Lorsque Georges apprendra quels sont vos desseins, et pourquoi vous le poussez vers ce monde impossible, la raison lui reviendra, et il vous chassera comme un mauvais génie qui s’est enfin démasqué.
OX.
Vous vous tairez, Éva !... Parler ce serait nous mettre en face l’un de l’autre, comme deux rivaux ! et vous savez bien que la lutte serait plus redoutable pour lui que pour moi.
ÉVA.
Je parlerai...
OX.
Vous le tuerez alors... je n’aurai plus besoin de le conduire à la folie... vous l’aurez conduit à la mort !
ÉVA, épouvantée.
Mon dieu, Georges ! Georges ! cet homme te tuerais.
OX.
Comprenez-moi donc ! Éva ! je vous aime ! je vous aime !
ÉVA.
Ah ! ne profanez pas ce mot ! Menacez-moi ! j’aime mieux votre colère que vos menaces.
OX.
Eh bien !... soit ! Plus de vaines prières, mais souvenez-vous de mes dernières paroles !... Bientôt, vous viendrez vous-même implorer ma pitié pour ce Georges... Vous me supplierez de l’arrêter sur le chemin qu’il parcourt ! Vous me demanderez grâce pour sa raison... pour sa vie !... Mais, il sera trop tard !
Il s’éloigne.
ÉVA.
Pitié ! pitié pour lui...
OX, se retournant.
Il sera trop tard !
Il sort.
Scène III
ÉVA
Éva descend sur la scène, éperdue, brisée.
Mon Dieu ! Que faire ? Que devenir ? Il le tuera !... Ah ! les forces m’abandonnent !... Je ne puis plus... Je me sens mourir.
Appelant.
Georges ! Georges ! Georges !...
Sa voix s’affaiblit, et elle tombe privée de sentiments. À ce moment derrière les rochers, au fond, sur les côtés, reparaissent les sauvages habitants de cette région souterraine. Ils s’avancent avec précaution. L’un d’eux, qui est le chef, les guide jusqu’au milieu de la scène. Là, est la jeune fille inanimée. Ces sauvages se sont approchés d’elle. Ils la regardent avec la plus vive surprise. Ils se penchent sur elle. Le chef s’est agenouillé, il lui soulève la tête, il déroule ses cheveux, touche son visage et ses mains, puis il écoute si elle respire encore, et regardant autour de lui et faisant signe à ses compagnons de s’écarter, il la soulève et va l’emporter. Éva revient à elle, alors, apercevant les monstres qui l’entourent, elle pousse un cri d’épouvante.
Ah !
Éva est parvenue à se dégager et va s’enfuir, mais le chef l’a reprise. Se débattant.
Au secours !
Le chef l’a enlevée dans ses bras et se précipite vers le fond de la scène.
Scène IV
LES MÊMES, GEORGES
Georges arrive en courant par la gauche.
GEORGES.
Ces cris !...
Apercevant Éva aux mains des sauvages.
Ah ! Éva !
ÉVA.
Au secours ! Au secours !
GEORGES.
Je te sauverai, Éva ! Je te sauverai, ou je mourrai avec toi !
Il se jette sur le chef mais il est saisi par ses compagnons et terrassé.
Scène V
LES MÊMES, OX arrivant par la droite suivi de VALDEMAR, MAÎTRE VOLSIUS et TARTELET
Entrant par la gauche.
TARTELET.
Ah ! mon Dieu !
VALDEMAR.
Ces horribles monstres.
OX, froidement.
Ils sont perdus !
Les sauvages se tournent vers eux, puis pressent à la gorge Georges et Éva.
ÉVA et GEORGES.
Ah !
GEORGES.
Sauvez-la... elle... sauvez Éva.
TARTELET.
Courons !
MAÎTRE VOLSIUS.
Silence !
Il saisit le violon que porte Tartelet.
OX.
Mais elle, Éva.
MAÎTRE VOLSIUS.
Que personne ne bouge !
Il fait vibrer le violon dont les sons ont une intensité étrange. Les sauvages s’arrêtent, ils écoutent et semblent fascinés. Volsius joue toujours. Le chef a laissé retomber Éva. Il approche lentement et l’oreille tendue vers Volsius. Il écoute de plus près. Il approche sa tête de l’instrument, ses compagnons approchent aussi en rampant et comme enchaînés à son archet. Volsius s’éloigne de nouveau et les sauvages finissent par disparaître, entraînés par lui, pendant que le chant du violon se fait encore entendre au loin.
Scène VI
LES MÊMES moins MAÎTRE VOLSIUS
GEORGES, courant vers Éva qu’il prend dans ses bras.
Ah ! Éva... Chère Éva !
ÉVA.
Quittons ces lieux maudits !... Emmène-moi... Emmène-moi ! je t’en conjure !...
VALDEMAR.
Ah ! oui allons-nous en !
TARTELET.
Ah ! ce maître Lidenbrock, quel homme ! jamais je n’aurais joué comme cela !
VALDEMAR.
Mon ami, mon bon ami, croyez-moi, allons-nous-en !
GEORGES.
Oui, oui, ils ont raison, retournons sur nos pas... Éva, je veux t’emmener loin d’ici... Je ne veux plus t’exposer à de semblables périls... Partons !
OX.
Partir... Quand d’un instant à l’autre, l’obstacle qui nous sépare du but va peut-être s’écrouler !
GEORGES.
Que dites-vous ?
ÉVA.
N’écoute pas cet homme, Georges, ne l’écoute pas.
Grondements.
OX.
Tenez... Écoutez, voyez ! C’est le sol qui s’entrouvre enfin !... Regardez !... regarde Georges Hatteras !... C’est le premier échelon de ta renommée, de ta gloire !... c’est la première à travers l’impossible.
Cinquième Tableau
Le Feu central
La scène représente le centre de la terre. Partout des flammes, des gerbes étincelantes, laves incandescentes, coulent de toutes parts. Torrents de métaux liquides, argent et or, en fusion.
Scène unique
OX, GEORGES, ÉVA, TARTELET, VALDEMAR
OX.
Eh bien ! crois-tu maintenant à la puissance que je t’ai donnée ? Et promets-tu de me suivre désormais !
GEORGES.
Partout Docteur ! partout où tu voudras me conduire.
ÉVA, à part.
Il est perdu pour moi !
GEORGES, qui a parcouru le théâtre regardant tout avec égarement.
Oui, oui, c’est bien le centre incandescent de la terre ! partout du feu... partout. Je le sens qui m’enveloppe sans me consumer, je le respire à longs traits... Et quelle existence nouvelle, quelle force indomptable se manifeste en moi ! Le feu... c’est l’âme de la nature, c’est la vie universelle, et mon sang mille fois échauffé par lui, bouillonne dans ma tête et circule dans mes veines comme des torrents de lave !
OX, avec ironie.
Bien ! Bien !
GEORGES.
Il électrise mon âme !... il dévoile à mes regards éblouis les mystères ignorés de l’homme !
OX, le désignant du doigt à Éva.
Écoutez-le ! regardez-le !
GEORGES.
Non ! vous n’êtes plus de vaines et fabuleuses fictions, merveilleux habitants du feu ! apparaissez, phénix, follets et salamandres ! Je proclamerai dans le monde la réalité de votre existence... car je vous aurai vus, moi !... Je vous vois... Je vous vois...
Les phénix, les follets et les salamandres ont paru.
Ballet.
OX, ramenant vers la fin du ballet Georges au milieu du théâtre.
Fils d’Hatteras ! tu as vaincu le professeur Lidenbrock, viens éclipser, à ton tour, la gloire du Capitaine Nemo !
Ils disparaissent au milieu des danses qui reprennent leur dernier ensemble.
ACTE II
Sixième Tableau
La Rade de Goa
La scène représente une place de Goa sur la rade. À droite, la Ville en amphithéâtre avec ses mosquées et ses maisons indoues, ses villas perdues dans les arbres. À gauche, un hôtel avec tente et véranda, à droite, boutique de joaillier. Dans le fond une partie de la rade avec bâtiments, chaloupes de pêche et plus loin un navire de commerce en partance avec voiles à demi-déferlées et portant le pavillon anglais. Il fait grand jour.
Scène première
UN ANGLAIS, LE CAPITAINE ANDERSON, UN JOAILLIER, INDOUS, PORTEURS, MATELOTS, FOULE composée d’hommes, d’enfants
La foule va et vient sur la place dont l’extrémité est fermée d’une balustrade formant quai sur la rade.
PREMIER INDOU.
Eh bien, ce terrible monstre a-t-il reparu ?
LE JOAILLIER.
Pas encore, mais s’il revient, je ne donnerais pas un sequin de tous les navires de la rade de Goa !
PREMIER INDOU.
Décidément la mer des Indes n’est : plus sûre, et je plains les navires qui s’aventurent dans nos parages.
CRIS, dans la foule.
Le voilà ! le voilà !
PREMIER INDOU.
Mais non ce n’est qu’un reflet du soleil à l’horizon.
La foule très agitée se porte sur les points de la place qui avoisinent la rade.
LE JOAILLIER.
Le terrible animal me causera du tort ! Les navires ne vont plus oser s’aventurer dans la rade de Goa... Plus de navires, plus de voyageurs ! Que deviendra alors notre commerce de joaillerie et de pierres précieuses ?
L’ANGLAIS, au Capitaine.
Ce monstre marin met bien des cervelles en l’air, capitaine ?
L’OFFICIER.
D’abord, est-ce bien un monstre marin ?
ANDERSON.
Et que voulez-vous que ce soit ? Un grand nombre de navigateurs l’ont aperçu et plusieurs bâtiments, attaqués par lui, ont eu beaucoup de peine à lui échapper ! Il est même possible qu’on lui doive la disparition de certains navires dont on n’a plus aucunes nouvelles.
L’OFFICIER.
Ah ! je ne nie pas les catastrophes dues à la présence d’un être puissant, qui depuis quelques années se montre à la surface des mers ; un jour dans l’Atlantique, un autre dans la mer des Indes, car il paraît être doué d’une prodigieuse faculté de locomotion.
ANDERSON.
C’est un véritable danger pour la navigation... mais j’aperçois... là-bas des passagers avec lesquels je suis en pourparlers... Vous permettez ?
L’OFFICIER.
Faites donc ! Faites donc, Capitaine.
Anderson s’éloigne.
Scène II
VALDEMAR, seul, sortant de l’auberge
Bon voyage, messieurs ! Ah ! c’est le fond de la mer qu’ils ont l’intention d’aller visiter maintenant ! Eh bien, je ne les suivrai pas... je suis allé avec eux jusqu’au centre de la terre... c’est bien !... j’en suis revenu... c’est mieux !... j’en ai assez... sans compter que je n’ai rien trouvé ni dans le feu, ni dans le sol... je n’en ai rapporté que...
Tirant un caillou de sa poche.
cette pierre que j’ai reçue dans le dos, et qui me charge inutilement la poche... Je ne le porterai pas plus loin.
Il le jette à terre et en frappe sans le vouloir le pied du joaillier qui sort de la boutique.
Scène III
VALDEMAR, LE JOAILLIER
LE JOAILLIER.
Aïe... Qu’est-ce que c’est que ça ?
VALDEMAR.
Pardon, monsieur, c’est une pierre que j’ai laissé tomber...
LE JOAILLIER, vexé.
Ah ! Monsieur, une pierre... une pierre.
VALDEMAR.
Oui, tenez... c’est même une pierre assez curieuse que j’ai rapportée du centre de la terre.
Il la lui montre.
LE JOAILLIER.
Du centre de la terre ! que dites-vous là ?
Regardant la pierre, à part.
Eh ! mais !... je ne me trompe pas... ce caillou... est-il possible ?... c’est un... oui, c’est une pierre précieuse...
VALDEMAR.
Précieuse ! Si vous trouvez que celle-ci ait du prix, qu’est-ce que vous en donneriez bien ?
LE JOAILLIER.
J’en donnerais... j’en donnerais... 200 sequins ! Cela vous convient-il ?
VALDEMAR, étonné et riant.
200 sequins de ça... Ah ! ah ! ah !
LE JOAILLIER.
Acceptez-vous ?
VALDEMAR, riant.
Vous vous moquez de moi... Allons donc ! Cette pierre 200 sequins ?
LE JOAILLIER, à part.
Il sait ce qu’elle vaut...
Haut.
Eh ! bien, oui mon offre est...
VALDEMAR.
Est une plaisanterie...
LE JOAILLIER.
Une simple plaisanterie, c’est vrai.
VALDEMAR.
Je le disais bien...
LE JOAILLIER.
Et pour parler sérieusement je vous offre dix mille sequins...
VALDEMAR, se fâchant.
Dix mille... Ah ! mais, vous vous moquez encore plus de moi, monsieur... et je ne souffrirai pas...
LE JOAILLIER.
Pardon... pardon Seigneur. Ne vous emportez pas... je vois que vous savez parfaitement ce que vaut votre diamant brut... et je suis prêt à vous en donner...
VALDEMAR, reprend le diamant.
Hein !... Quoi ? Vous dites mon...
LE JOAILLIER.
Votre diamant brut...
VALDEMAR, très ému.
Mon diamant... mon brut... mon diamant ? C’est un diamant !... et brut encore ! Voyons, voyons entendons-nous... Vous affirmez que c’est bien réellement un diamant ?
LE JOAILLIER.
Vous ne le saviez pas ?
VALDEMAR.
Moi, mais jamais de la vie !
LE JOAILLIER, avec force.
Il ne le savait pas !...
VALDEMAR.
C’est vous qui venez de me l’apprendre !
Lui serrant la main.
Merci, honnête joaillier, merci... c’est à la pierre... un diamant ! un diamant que vous achèterez moyennant ?...
LE JOAILLIER.
Moyennant cinq cent mille sequins, là... sommes-nous d’accord ?
VALDEMAR.
C’est un diamant ! et quelle grosseur ! un diamant dont on offre cinq cent mille sequins, et qui en vaut par conséquent un million pour le moins.
Dansant.
Tra deri dera... deri... deri, dera...
LE JOAILLIER.
Est-ce que vous renoncez à le vendre ?
VALDEMAR.
Pas du tout !... je le vendrai ! je le vendrai en Europe... en France.
LE JOAILLIER.
En France !
VALDEMAR.
Et ma fortune sera faite... Et quelle fortune ! Ah ! chère Babichok !... ma fidèle fiancée qui m’attend là-bas, avec le cousin Finderup... comme je vais t’épouser... avec le cousin... t’épouser tout de suite, par le télégraphe !... et comme tu vas être heureuse ! tu n’auras plus la crainte de me voir pauvre !... Et le cousin Finderup... Va-t-il être joyeux !... Riche ! je suis richissime !
Dansant.
traderi... dera... deri... dera... dera... ! Ah ! si Tartelet me voyait... et les pieds en dehors... Ah ! quelle joie ! quel bonheur !
LE JOAILLIER, à part.
Mais il va perdre la tête...
VALDEMAR.
Mon ami, y-a-t-il un télégraphe dans cette ville ?
LE JOAILLIER.
Oui... avec le fil d’Europe !
VALDEMAR.
Et on peut envoyer une dépêche ?
LE JOAILLIER.
Sans doute !
VALDEMAR.
Et en payant dix fois... cent fois... le prix de la dépêche, on aurait une réponse immédiate ?
LE JOAILLIER.
C’est probable.
VALDEMAR.
Ah ! Babichok !... chère Babichok... millionnaire ! dix sept fois millionnaire !... Tu auras des voitures, des châteaux... un cachemire des Indes
Au Joaillier.
Il doit y avoir dans l’Inde des cachemires des Indes ?
LE JOAILLIER.
D’admirables !... ils viennent de Paris.
VALDEMAR.
J’en achèterai neuf... Le télégraphe ?... Où est le télégraphe ?
LE JOAILLIER, à part.
Il devient fou !
Scène IV
ANDERSON, puis GEORGES, OX, ÉVA, TARTELET
VALDEMAR, à Anderson.
Le télégraphe, s’il vous plaît, Monsieur ?
ANDERSON.
Là-bas à droite...
VALDEMAR.
Merci, monsieur... je vais télégraphier ma fortune à Babichok, monsieur...
Il sort en courant.
LE JOAILLIER.
J’ai manqué là une belle affaire...
Il rentre dans sa boutique.
OX, sortant de l’hôtel suivi de Georges, de Tartelet et d’Éva.
Eh ! bien, monsieur, tout est-il prêt pour nous recevoir sur votre bâtiment ?
ANDERSON.
Oui, monsieur.
GEORGES, fiévreusement.
Et nous allons partir ! partir au plus vite... gagner la pleine mer... et une fois arrivés là, Docteur... Ah ! ah !...
OX, bas.
Silence !
ANDERSON.
Mon navire est un excellent marcheur, messieurs, et je me fais fort de vous débarquer avant six semaines à Valparaiso.
GEORGES.
À Valparaiso... nous ? Ah ! ah ! ah !
ÉVA, le regardant avec inquiétude.
Georges !...
OX.
Ce n’est point à Valparaiso que nous quitterons votre bord, monsieur.
ANDERSON.
Mais je vais directement de Goa à la côte américaine, messieurs, et à moins que vous ne vouliez débarquer en plein Océan...
OX.
Qui sait ?... En plein Océan, peut-être...
GEORGES.
En plein Océan ! oui... Là est le chemin que nous devons suivre... plonger à travers les flots... arriver au fond de l’abîme...
ÉVA.
Georges, tu m’épouvantes...
GEORGES, revenant à lui.
Éva, chère Éva, rassure-toi... Tu n’affronteras pas ces périls... je ne le veux pas...
ÉVA.
Me séparer de toi, jamais !
ANDERSON, à part.
J’aurai là de singuliers passagers.
TARTELET, qui vient de se mêler à la foule redescend en scène.
Que disent donc ces braves gens ?... Ils prétendent qu’un monstre marin se promène dans les eaux de leur rade ?
OX, riant.
Un monstre ?
ANDERSON.
Ne riez pas, messieurs, il y a bien réellement un être redoutable qui parcourt, depuis un mois, les eaux indiennes.
GEORGES.
Tant mieux !
ANDERSON.
Vous dites ?
GEORGES.
Nous le combattrons, Capitaine.
OX.
Quelque poulpe chimérique, quelque Kraken légendaire.
ANDERSON.
Non, c’est une sorte de cétacé, un monstre phosphorescent, long de deux cent cinquante pieds environ, dont le passage produit un remous effroyable et qui laisse après lui un sillage d’une blancheur éclatante...
CRIS de la foule.
Le voilà !... Le voilà !...
ANDERSON.
Tenez, on l’aperçoit en ce moment sans doute...
GEORGES.
Venez... courons !
Il remonte avec Ox et Anderson. Tous trois parcourent le quai au fond de la scène, au milieu de la foule.
TARTELET.
Hélas ! l’exaltation du pauvre monsieur Georges va toujours en augmentant ; et grâce à son incompréhensible pouvoir la domination qu’exerce sur lui le docteur Ox n’est que trop justifiée... nous voilà abandonnés à nous-mêmes !
Regardant autour de lui.
À propos ! Et le jeune Valdemar ? Où est-il donc ?
Éva remonte vers le fond et va rejoindre Georges.
Scène V
LES MÊMES, VALDEMAR
Valdemar entre rapidement par la gauche.
VALDEMAR.
Ah ! Monsieur Tartelet, mon bon Monsieur Tartelet !
TARTELET.
Qu’y-a-t-il donc, jeune Valdemar ?
VALDEMAR.
Ce qu’il y a ?... Ce qu’il y a ?... Tenez... je ne peux plus parler tant je suis ému... Impossible de dire un mot, Tartelet, je suis trop émotionné.
TARTELET.
Oui ! Et quand vous êtes émotionné, vos pieds rentrent en dedans ! Voyons donc ! Voyons donc !... ces pieds !
VALDEMAR.
Il s’agit bien de ces bêtises là maintenant !
TARTELET, blessé.
Hein ? des bêtises !
VALDEMAR.
Plus tard !... Tout ce que vous voudrez... des leçons de vous à dix sous le cachet, à cent francs, à mille francs le cachet !
TARTELET.
Mais il a laissé sa raison dans le feu central ! Sa cervelle est cuite !
VALDEMAR.
Non... elle n’est pas cuite... mais elle bout !... elle bout... elle bout !... Figurez-vous que ce caillou que j’ai reçu dans le dos...
TARTELET.
Eh bien ?
VALDEMAR.
Un diamant !... C’est un diamant qui vaut des millions !
TARTELET.
Pas possible !
VALDEMAR.
On m’en a offert cinq cent mille sequins, ici !...
TARTELET.
Cinq cent mille sequins ici !
VALDEMAR.
Oui, mon bon monsieur Tartelet !... Je suis millionnaire ! C’est-à-dire, nous sommes millionnaires.
TARTELET.
Nous sommes millionnaires dites-vous ? Nous... vous avez dit nous ? Ah ! mon ami ! Ah ! mon bon ami... Vous avez bien dit nous... n’est-ce pas ?
VALDEMAR.
Certainement, nous sommes millionnaires, mademoiselle Babichok et moi.
TARTELET.
Ah ! Mademoiselle Babi... C’est juste, au fait !... Tous mes compliments, Wladimir... Ah ! pour le coup, elle vous épousera...
VALDEMAR.
Si elle m’épousera ! plutôt deux fois qu’une ! Aussi, je viens de lui expédier une dépêche à Copenhague, lui annonçant ma fortune et mon prochain départ pour l’Europe... et j’attends sa réponse ! Vous figurez-vous quelle réponse ce sera ?
TARTELET.
Oui, certes, je me le figure... Ainsi vous allez nous quitter ?
VALDEMAR.
Oui... mais je ne suis pas égoïste, moi... je vous aime, Tartelet...
TARTELET.
Merci...
VALDEMAR.
J’embellirai la fin de votre existence, Tartelet ! quand vous serez vieux, vous viendrez finir vos jours dans notre maison... dans notre château, Tartelet, ce sera un palais...
TARTELET.
Vieux ! mais je le suis, mon ami, je le suis !...
VALDEMAR.
Oh ! non, vous ne l’êtes pas encore assez, Tartelet... Ce sont vos derniers... derniers jours que je veux embellir.
TARTELET, à part.
Il est bête mais il a bon cœur !...
Haut.
Ce cher Mathieu... les pieds en dehors, mon ami... les pieds en dehors !...
VALDEMAR.
Oui, professeur, oui !... Ah ! mais non ! je suis riche moi !... J’ai le droit d’avoir les pieds en dedans, moi !... Tenez, voilà comment je veux marcher à l’avenir...
Il marche les pieds en dedans.
et j’en ferai venir la mode... Je suis riche ! et comme je tiendrai mon rang désormais ! Voilà la mode ! La vraie mode !
Scène VI
LES MÊMES, LE CAPITAINE ANDERSON
Une embarcation pouvant contenir sept à huit personnes est venue accoster à quai.
ANDERSON.
Embarquez ! Embarquez !
Georges et Ox s’embarquent.
TARTELET.
Adieu, jeune Valdemar.
VALDEMAR.
Adieu, donc, mon cher professeur !
Au moment où Tartelet va s’embarquer on apporte une dépêche.
L’EMPLOYÉ.
Monsieur Valdemar ? Une dépêche pour Monsieur Valdemar.
VALDEMAR.
C’est moi !... c’est moi !... C’est la réponse de mon adorée Babichok...
TARTELET.
Sa réponse ?
VALDEMAR, lisant.
« Cher Valdemar ! Soyez heureux
Parlé.
Oh ! oui, je le suis... je le suis...
Lisant.
sans moi, je viens d’épouser... »
TARTELET.
Vous dites ?
VALDEMAR, lisant.
« Sans moi, je viens d’épouser... »
Parlé.
comprends pas...
TARTELET.
Voyons donc...
ANDERSON.
Allons, messieurs, allons !
TARTELET.
Voilà ! Voilà !
VALDEMAR, avec colère.
La malheureuse !... Ah ! je ne la reverrai jamais !
TARTELET.
Croyez-moi, Valdemar... oubliez l’infidèle et venez avec nous.
VALDEMAR.
Eh ! bien... Eh ! bien... oui, je pars... Et elle verra en me perdant, quel héros elle aura perdu !
ANDERSON.
Allons, messieurs, allons !
Tous deux s’embarquent.
Le décor change.
Il frappe de son pied la paroi du navire, une ouverture se fait par laquelle il descend. Le Nautilus disparaît, puis revient en scène. Il s’entrouvre et laisse voir la chambre intérieure.
Huitième Tableau
Le Nautilus
L’intérieur du Nautilus vu en coupe de face. Une chambre intérieure élégamment meublée, éclairée à la lumière électrique. Divans de chaque côté. Au fond toute la machinerie. Extérieurement les flancs du Nautilus, qui est complètement immergé, sont en contact avec l’eau qui le recouvre par dessus sa plateforme. Au fond, portes qui donnent accès dans la chambre de la machine.
Scène première
ÉVA, GEORGES, OX, puis MAÎTRE VOLSIUS
GEORGES.
Quel étrange et mystérieux bâtiment !
OX.
Il peut à volonté plonger jusqu’au fond des mers, ou voguer à la surface de l’eau. Il navigue sans le secours des voiles ou de la vapeur et par la seule puissance de l’électricité.
GEORGES.
Il est armé sans doute d’un formidable éperon, car lorsque notre navire a voulu lui barrer le passage, il s’est violemment élancé, et a fait dans le flanc du Tranquebar une large déchirure qui a failli le couler bas.
ÉVA.
C’est alors que nous avons été recueillis ici... mais nos deux compagnons de voyage, que sont-ils devenus ?
GEORGES.
Ils seront restés à bord.
ÉVA.
Ou, peut-être ont-ils été précipités à la mer.
OX.
Ils n’ont, alors, rien à redouter, grâce à ma précieuse découverte, qui leur permet de vivre et de respirer dans l’élément liquide.
GEORGES.
Mais, nous-mêmes que faisons-nous ici ? Quel est ce navire, et qui donc le commande ?
Scène II
LES MÊMES, MAÎTRE VOLSIUS, sous les traits du Capitaine Nemo
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous êtes à bord du Nautilus ! Vous êtes au pouvoir du Capitaine Nemo.
GEORGES et ÉVA.
Le Capitaine Nemo !
OX, à Georges.
Tu as voulu le connaître ce héros du monde sous-marin. Tu le connais maintenant.
MAÎTRE VOLSIUS.
Êtes-vous bien sûrs de me connaître, messieurs ?
GEORGES.
Nous savons depuis longtemps votre nom et vos exploits.
ÉVA.
Nous ne supposons pas que vous comptiez nous traiter en ennemis.
GEORGES.
Et nous garder prisonniers à votre bord ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Quand vous connaîtrez mieux le Nautilus, peut-être ne demanderez-vous plus à le quitter...
TOUS.
Ne plus le quitter, nous !
MAÎTRE VOLSIUS.
La vie est cent fois plus paisible et plus indépendante à mon bord qu’elle ne l’est dans votre monde... Ici, vous n’avez à redouter ni les tempêtes de l’Océan, ni les persécutions des hommes. Quel que soit l’ouragan qui sévisse là-haut, à trente pieds au-dessous des vagues, c’est le calme absolu. Quel que soit le despotisme qui règne sur la Terre, mon Nautilus descend au sein des flots, et je défie toutes les tyrannies du monde ! C’est à cent pieds sous l’eau... messieurs, qu’on trouve encore la liberté !
OX.
La liberté... au fond d’une prison !
GEORGES.
Une liberté de misanthrope, ou de sauvage et non pas d’homme civilisé.
MAÎTRE VOLSIUS.
Je repousse en effet ce titre, messieurs, non, non, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé. J’ai rompu avec votre société tout entière. J’ai quitté pour jamais votre sol terrestre. Je m’en suis exilé d’ailleurs en assez bonne compagnie. On venait précisément d’en proscrire le bon Dieu... le nommé Dieu, comme ils disent maintenant.
OX, avec ironie.
Le Capitaine Nemo est, à ce que je vois, un fervent croyant.
MAÎTRE VOLSIUS.
Très fervent, et plus convaincu que ne le sont, à mes yeux, ceux qui affichent aujourd’hui un athéisme... né de l’orgueil ou de la crainte.
OX.
De l’orgueil ou de la crainte dites-vous ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui, certes. Orgueilleux ou timorés voilà ce que sont, pour la plupart, ces prétendus athées. S’il y avait un Dieu, disent les uns, est-ce qu’un homme supérieur, un homme de génie tel que moi végéterait ignoré ? Il n’y a pas de Dieu, disent les autres, et ceux-là, c’est la peur qui dicte leur langage.
TOUS.
La peur ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Eh ! oui, messieurs, la peur : interrogez la vie de ces hommes, fouillez dans leur passé et scrutez leur conscience, vous trouverez toujours quelque raison mystérieuse et sombre, quelque ténébreux souvenir qui leur fait redouter un tribunal suprême. Ils ont peur, vous dis-je, et s’ils s’en vont criant et proclamant partout que Dieu n’existe pas, c’est moins pour le faire croire aux autres que dans le vain espoir de se le persuader à eux-mêmes...
OX, riant.
Ah ! ah ! ah ! C’est du fond de la mer que le Capitaine Nemo veut réveiller la foi, et réformer notre civilisation.
MAÎTRE VOLSIUS.
Ah ! L’admirable civilisation ! Et sur quelles inébranlables bases repose cette société moderne qui enlève aux déshérités de ce monde l’espérance d’un monde meilleur ! Mais s’il n’existe pas d’autre vie que la vie terrestre, si nous ne devons attendre ni châtiment ni récompense futurs, la vertu est une duperie, il ne s’agit plus pour le crime que de savoir habilement se soustraire à la loi. Et pour peu que vous ayez à la tête de l’État quelques dignes et honnêtes gouvernants pratiquant une douce philosophie bourgeoise et qui se plaisent à commuer les peines prononcées par la Justice, vous verrez les criminels enhardis se multiplier sans relâche, et le meurtre n’étant pas plus sévèrement puni que le vol, les voleurs se feront assassins, et les assassins se diront : « Nous pouvons tuer sans crainte ; on ne nous tuera pas ! Nous pouvons égorger sans remords, le remords est un vain mot, car Dieu n’existe pas ! »...
MAÎTRE VOLSIUS.
Enfin que prétendez-vous faire de nous ?
ÉVA.
Par grâce, Monsieur, ne nous retenez pas ici, nul de nous ne trahira votre secret.
MAÎTRE VOLSIUS.
Eh ! bien, je suis bon prince, et je consens à ce que mon navire vous conduise... où vous vouliez aller.
GEORGES.
Mais c’est à la conquête de l’impossible que nous marchons, à travers le feu, à travers l’espace.
MAÎTRE VOLSIUS.
Et à travers les eaux, sans doute. Versez-moi donc quelques gouttes de votre précieuse liqueur et je pars avec vous M. le Docteur Ox.
OX.
Ah ! vous savez...
MAÎTRE VOLSIUS.
Tout à l’heure à travers les parois du Nautilus, votre conversation arrivait jusqu’à moi. Oui, je connais votre nom, savant docteur, et votre merveilleuse découverte, de même que je sais qui vous êtes, Georges Hatteras.
GEORGES.
Georges Hatteras, le fils d’un homme qui n’a jamais reculé devant un obstacle et qui est allé...
MAÎTRE VOLSIUS.
Et qui est allé mourir... où vous êtes menacé d’aller vous-même.
GEORGES.
Trêve de leçons, Monsieur, je ne suis point homme à en recevoir, même à votre bord.
MAÎTRE VOLSIUS, tristement.
Vous en recevrez hélas ! et de plus terribles que les miennes. Vous voulez quitter le Nautilus pour courir le fond des mers, soit, je vous l’ai dit, je vous accompagnerai.
OX.
Même si je ne vous donne pas Je moyen de vivre là où vous ne trouverez pas les éléments de la vie ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Même sans cela !
GEORGES.
Eh ! bien, quand vous voudrez, Monsieur.
MAÎTRE VOLSIUS.
À l’instant même.
Le Nautilus se referme et s’éloigne à travers les flots.
Neuvième Tableau
Navigation sous-marine
La partie ouverte du Nautilus se referme peu à peu puis s’avance de manière à montrer les formes de l’arrière avec son hélice en mouvement. Le Nautilus sort de scène obliquement.
Dixième Tableau
Les Fonds sous-marins
La scène représente le fond de la Mer.
Scène première
VALDEMAR, seul
Il apparaît de droite. Des bandes de poissons s’envolent sous ses pas et disparaissent à travers les flots.
C’est bien réellement le fond de la mer, et je vis, je marche, je respire dans l’eau... comme ferait un simple hareng !... Quel singulier pays ! les routes y sont mal entretenues ! mais bien arrosées par exemple !... Pas trop de soleil non plus !
Regardant autour de lui.
Et mes compagnons ? Que sont-ils devenus ? Il m’a semblé que Tartelet plongeait en même temps que moi... Il aura été entraîné au loin par quelque courant.
Des bandes de poissons passent au-dessus de sa tête.
Ah ! des poissons !... frr... frr... Ils s’envolent... comme des oiseaux. Bon ! voilà des méduses ! on dirait des ombrelles de toutes couleurs ! Mais il n’y a pas de dames au-dessous auxquelles je puisse demander mon chemin !
Pendant qu’il parle, un gros crabe se dirige obliquement sur lui. Tout-à-coup il l’aperçoit.
Un crabe !... un crabe !... Ah ! la vilaine bête !... mais, c’est à moi qu’il en veut !
Fuyant de tous côtés.
Mais... je ne vous connais pas...je ne vous connais pas !... il finira par m’attraper, l’animal !... allez coucher !...
En ce moment un énorme requin paraît dans les couches supérieures et descend peu à peu vers le sol.
Et ce poisson ! Quelle bouche !... Quelles dents !... Un requin... c’est un requin !... à moi !... à moi !... au secours !...
Éperdu il va d’un côté, de l’autre, mais le crabe est sur ses talons, le requin approche en ouvrant ses formidables mâchoires.
Au secours !
Il se sauve toujours poursuivi.
Le théâtre change
Onzième Tableau
Une Forêt sous-marine
Scène première
VALDEMAR, seul
Ouf ! je ne les revois plus ces deux horribles bêtes. Où suis-je maintenant ? Une forêt... je ne croyais pas en rencontrer sous l’eau
S’arrêtant devant une huître immense.
Tiens, une huître ! Ah ! la belle huître ! avec une douzaine de cette taille-là, ça ferait un joli commencement de déjeuner. Si j’y goûtais ? Ah ! mais non, nous sommes en août, il n’y a pas d’R dans ce mois-là, elle ne doit pas être fraîche.
À ce moment un poulpe gigantesque paraît, Valdemar l’aperçoit.
Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est encore que cela ? un poulpe !... un horrible poulpe !... Comment... il me poursuit aussi... mais je suis perdu... où fuir ?... où me cacher ?... Ah ! cette huître... cette huître hospitalière.
Valdemar se précipite vers l’huître ouverte, s’y introduit et les deux valves se referment subitement, le poulpe disparaît.
Scène II
TARTELET
Tartelet entre en regardant avec soin, il s’arrête de temps en temps et appelle.
TARTELET, criant.
Valdemar ! Valdemar !
Il descend en scène.
Personne ! Je l’ai pourtant vu couler en même temps que moi... J’ai beau appeler, regarder de tous les côtés, personne !... Il y a longtemps que je le cherche et je commence à être très fatigué.
Il va s’asseoir sur la grosse huître dans laquelle est enfermé Valdemar.
Reposons-nous un peu... Que sont devenus mes compagnons de voyage ?... Le docteur Ox ? Ce n’est pas pour celui-là que je suis inquiet... mais... Monsieur Georges et Mademoiselle Éva surtout.
Pendant qu’il parle l’huître commence à se rouvrir peu à peu.
Quel drôle d’effet me produit la fatigue... il me semble que le rocher sur lequel je suis assis se soulève.
Se sentant soulevé par la valve supérieure.
Hein !... qu’est-ce qui se passe donc sous moi ? Je ne me trompe pas... ça se soulève réellement... ça remue... ça se soulève tout-à-fait...
Tremblant.
Ah ! mon dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Il appuie, l’huître se referme.
Il y a une bête là-dedans... ça se soulève... ça se soulève encore...
VALDEMAR, dans l’huître un peu entrouverte.
Qui donc appuie sur ma coquille ? Eh ! là-haut !
TARTELET, tremblant.
Ça parle maintenant... ça parle !...
VALDEMAR, soulevant encore la coquille et passant la tête.
Tartelet !...
TARTELET.
Ça sait mon nom... C’est une huître de ma connaissance.
VALDEMAR.
Mais c’est moi, M. Tartelet.
TARTELET.
Valdemar !
Scène III
TARTELET, VALDEMAR
VALDEMAR, dans l’huître et à genoux.
Présent, M. Tartelet.
TARTELET.
C’était vous...
VALDEMAR.
Moi-même.
TARTELET.
Dans une huître ?
VALDEMAR.
Mais, oui, je ne m’y trouvais pas mal... j’étais là comme chez moi ! Ah ! que je suis heureux de vous revoir ! Ça va bien, M. Tartelet ?
TARTELET.
Parfaitement, parfaitement.
VALDEMAR.
Et monsieur Georges ? Et mademoiselle Éva ? Et le docteur Ox ?
TARTELET.
J’espère que nous ne tarderons pas à les revoir.
VALDEMAR.
Allons, tant mieux ! mais j’aimerais mieux les revoir en pleine terre, sur le plancher des veaux comme on dit à Copenhague.
TARTELET.
Ah ! à Copenhague, c’est le plancher...
VALDEMAR.
Des veaux, oui, M. Tartelet.
TARTELET.
Chez nous, c’est le plancher de mesdames leurs mères... mais j’y songe... que faisiez-vous donc dans ce mollusque ?
VALDEMAR.
Je m’y étais caché... à cause d’un crabe.
TARTELET.
D’un crabe ?
VALDEMAR.
D’un requin.
TARTELET.
D’un requin ?
VALDEMAR.
Et d’un énorme poulpe...
TARTELET, gesticulant.
Un poulpe ?... Ah ! oui, une pieuvre.
VALDEMAR.
Ces trois animaux s’étaient mis à ma poursuite dans des intentions dont je soupçonne la nature.
TARTELET.
Quelles intentions, Valdemar !
VALDEMAR.
Voyez-vous, Tartelet, sur terre les hommes mangent du poisson, et je crois bien qu’au fond de la mer, les poissons mangent de l’homme.
TARTELET.
Vous m’inquiétez, Valdemar.
VALDEMAR.
Ah ! j’ai eu une fière peur... allez ! et je voudrais bien m’en aller d’ici et remonter à la surface.
TARTELET.
Nous y remonterons mais il faut d’abord retrouver nos compagnons de voyage.
VALDEMAR.
Ah ! si l’ingrate Babichok n’avait pas épousé le traître Finderup... je serais à Copenhague maintenant... Je serais marié... installé dans ma maison... Que dis-je ? Dans mon palais... et j’y ferais mes six repas par jour.
TARTELET.
Six repas ?
VALDEMAR.
Dame ! j’en faisais trois quand j’étais pauvre, c’est bien le moins que j’en fasse six ou huit à présent que je suis riche.
TARTELET.
C’est juste.
VALDEMAR.
Mes moyens me le permettent.
Le tentacule du poulpe apparaît au-dessus du rocher.
TARTELET.
Oui, au fait... et si votre estomac vous le permet aussi.
Le tentacule se balance au-dessus de la tête de Valdemar.
VALDEMAR.
Mon estomac... Ah ! je crois bien qu’il le permet... hein !... Qu’est-ce que je sens donc là ?
Le tentacule s’est enroulé autour de sa taille.
Ah ! à moi, Tartelet, à moi !...
Le tentacule l’entraîne derrière le rocher.
Tartelet ! Tartelet !
TARTELET.
Ah ! Ciel ! le malheureux !
VALDEMAR, reparaît enlevé et balancé par le tentacule.
À l’aide !... Au secours !... Il m’étouffe... au secours !
TARTELET.
Que faire ?... au secours ! au secours !
Tartelet a reculé d’abord, pris d’une épouvante effroyable ; puis il se précipite vers le poulpe afin de lui arracher Valdemar, mais un autre tentacule le renverse et il ne peut faire un mouvement.
Scène IV
TARTELET, VALDEMAR, OX, GEORGES, VOLSIUS, ÉVA
Ils arrivent par le fond. Volsius et Georges se précipitent sur le monstre... Éva épouvantée s’est jetée du côté de Tartelet qui s’est relevé et la soutient. Ox se joint à ses compagnons qui attaquent le poulpe à coups de poignards. À ce moment, plusieurs autres poulpes apparaissent et attaquent les personnages. Le combat devient général. Les poulpes lancent alors un liquide noirâtre qui obscurcit entièrement l’eau, et c’est à travers une sorte de brouillard épais que l’on distingue les combattants qui finissent par disparaître tout à fait.
Douzième Tableau
Ce brouillard se dissipe et le théâtre représente des grottes de coraux.
Scène unique
VALDEMAR, VOLSIUS, TARTELET, OX, GEORGES, ÉVA
VALDEMAR, demi évanoui, revenant à lui.
Où suis-je ?
ÉVA.
En lieu de sûreté.
GEORGES.
Vous n’avez plus rien à redouter.
VALDEMAR.
Bien vrai ?... Ah ! monsieur ! Ah ! mes amis !...
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous voilà tout-à-fait rassuré.
VALDEMAR, éperdu et pleurant.
Oui, oui, tout-à-fait. Je veux m’en aller ! je veux m’en aller !
ÉVA.
Vous avez eu bien peur, M. Valdemar.
VALDEMAR.
Oh ! oui, mademoiselle. Oh ! oui... j’ai éprouvé de très nombreuses peurs dans ma vie, je crois même pouvoir dire sans me vanter que personne n’a jamais eu plus de peurs que moi... Mais des peurs pareilles à celle-ci... Ah ! jamais. Ah ! jamais... je demande à m’en aller.
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais, je vous le répète, ici au milieu de ces bancs de corail, sous une telle pression, vous êtes à l’abri de tous les monstres marins.
VALDEMAR.
C’est possible, mais j’aime mieux m’en aller.
MAÎTRE VOLSIUS.
Rien ne vous retient plus, je pense. Nous sommes arrivés aux dernières profondeurs de la mer.
ÉVA.
Et c’est d’ici sans doute que nous allons remonter vers la terre ?
OX.
Remonter vers la terre, pas encore.
GEORGES.
Reste-t-il dans ces bas-fonds des merveilles inconnues, des mystères qui n’aient point été pénétrés jusqu’à ce jour ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Aucun, je l’atteste.
OX.
Et moi j’atteste le contraire. Ici peuvent arriver et vivre tous les hommes pour quelques instants du moins ! Ici, c’est presque le possible... Mais avançons encore et l’impossible se dressera devant tes yeux, et le passé, l’irrévocable passé lui-même va surgir et se reconstituer devant toi.
TOUS.
Le passé ?
OX.
Voyez ces formes indécises, ces objets qui se dessinent confusément dans le lointain des eaux.
Des lignes indiquant vaguement les ruines d’une ville engloutie apparaissent confuses.
GEORGES.
Qu’est-ce donc ?
OX.
Demandez au Capitaine Nemo. Il vous dira ce que cela est, lui qui a tant de fois parcouru ces mers.
MAÎTRE VOLSIUS.
Là était autrefois l’Atlantide l’immense continent de Platon, plus grand que l’Afrique et l’Asie réunies. En une nuit et un jour, il disparut sous les mers par suite de quelque cataclysme effroyable.
GEORGES.
L’Atlantide ?
OX.
Oui, l’Atlantide, où vécu le peuple fameux des Atlantes ! dont la domination s’imposa a presque toute la terre, qui prêta son appui aux Titans pour escalader le ciel et en chasser les dieux ! Eh ! bien, parle, veux-tu fuir au moment de mettre le pied sur ce continent qu’aucun être humain ne pourra jamais revoir... ?
GEORGES.
Non ! non !... Mais ce ne sont que des ruines informes.
OX.
Les ruines de Makhimos, l’une des plus célèbres capitales de l’Atlantide, qui va ressusciter et remonter pour toi à la surface des mers !...
Le décor change.
Treizième Tableau
L’Atlantide
La ville de Makhimos, capitale de l’Atlantide, quatre ou cinq mille ans avant l’ère Chrétienne. Architecture où se mélangent le Mauresque, l’Arabe et le style des hypogées mexicains. L’eau a complètement disparu. Un soleil splendide éclaire tout le décor.
Scène première
ASCALIS, AMMON, ATLANTES
Les Atlantes vont et viennent sur la place.
UN HÉRAUT, criant.
Gloire aux Dieux et qu’ils inspirent le peuple pour l’élévation d’un nouveau roi au tronc des Atlantes.
TOUS.
Gloire aux Dieux.
AMMON.
Bien des jours se sont écoulés depuis que nous attendons un successeur digne du roi Atlas !
ASCALIS.
Il n’a laissé qu’une fille Céléna, qui ne peut lui succéder au trône !
AMMON.
Céléna, la plus belle des Atlantes, ne sera reine qu’après avoir épousé le roi que nous aurons choisi, qui devra, comme ce glorieux souverain, braver la foudre de Jupiter pour escalader le ciel.
LE HÉRAUT, criant.
Gloire aux Dieux et qu’ils inspirent le peuple pour l’élévation d’un nouveau roi au trône des Atlantes.
TOUS.
Gloire aux Dieux !
Scène II
LES MÊMES, ÉLECTRE, puis OX
TOUS.
La prophétesse !
AMMON.
Que va nous dire Électre ? A-t-elle consulté les oracles ? A-t-elle lu dans l’avenir.
ÉLECTRE.
Peuple, c’est aujourd’hui que le trône, vacant par la mort du plus grand des va enfin être occupé.
TOUS.
Ah !
ASCALIS.
Quel mortel sera digne de lui succéder ?
ÉLECTRE.
Écoutez tous : Atlas est tombé vaincu par les Dieux, lorsqu’il prêtait son aide aux Titans insurgés contre le ciel. Mais celui qui nous est annoncé est plus qu’un mortel. J’ai consulté les entrailles des victimes, j’ai bu la liqueur enivrante du laurier et lorsque j’ai pris place sur le trépied des sibylles, un homme étrange, né dans un pays lointain et doué d’une puissance surnaturelle m’est apparu.
AMMON.
Quel est cet homme ?
ASCALIS.
Quel mystère t’a-t-il dévoilé ? Parle.
TOUS.
Oui, parle.
ÉLECTRE.
Attendez... Celui qui se dit l’envoyé du destin va lui-même le faire connaître.
ASCALIS.
Qu’il vienne donc.
TOUS.
Qu’il vienne...
ÉLECTRE.
Le voici.
Ox paraît.
AMMON.
Étranger qui es-tu ?
OX.
Je suis le messager de celui que vos prophéties ont annoncé, et qui doit régner sur l’Atlantide.
ASCALIS.
Notre race est-elle si dégénérée... qu’on ne puisse trouver parmi nous un homme digne du trône ?
OX.
Lorsque vous saurez les prodiges accomplis pour arriver jusqu’à vous par celui que je représente, tous vos suffrages se porteront sur lui.
AMMON.
Est-ce donc un Dieu que tu nous annonces ?
OX.
C’est un homme que son courage a élevé au-dessus de l’humanité tout entière. Ni le feu, ni l’eau, ni les abîmes terrestres n’ont de secrets pour lui !... Que sont auprès de cet audacieux les héros qui ont illustré votre histoire ? Dites, en est-il un seul qui se puisse comparer à lui ?
TOUS.
Non, non.
ÉLECTRE.
Qu’il vienne... et les acclamations du peuple l’élèveront à la Suprême puissance ! Et il sera l’heureux époux de Céléna.
OX.
Céléna ?
ÉLECTRE.
La merveille de l’Atlantide, l’incomparable fille du roi Atlas.
OX.
Qu’il soit donc fait ainsi, celui que je précède sera le digne époux de la fille de votre roi.
Scène IV
LES MÊMES, GEORGES, ÉVA
OX.
L’homme que vous attendez, le voici.
TOUS.
Évohé ! Évohé !
GEORGES.
Que me veulent-ils ?
OX.
Ils ont appris par moi les prodiges que tu as accomplis, et leur admiration t’appelle au trône des Atlantes.
ÉVA.
Que dites-vous ?
GEORGES.
Qui ?... moi ?... Je serais !...
OX.
Tu seras roi !
TOUS.
Oui ! oui !
ÉVA.
Grand Dieu !
GEORGES.
Vous l’avez entendu !... Tu l’entends, Éva, tu l’entends ! Roi de cette puissante nation conquise sur le passé ! Quel honneur ! Quelle gloire ! Quel triomphe !
ÉVA, à part.
Ah ! voilà donc pourquoi il l’a conduit ici... C’est la dernière atteinte portée à sa raison !
Haut.
Georges, écoute-moi, entends ma voix, repousse cette royauté mensongère.
GEORGES.
Mensongère, as-tu dit, quand je suis le souverain de toute une nation ressuscitée pour moi ! Pour moi qui allierai désormais les merveilleux souvenirs de l’antiquité aux glorieuses découvertes modernes ! Quelle puissance est comparable à la mienne ? Roi de ce continent qui s’étend de l’ancien jusqu’au nouveau monde ! Je suis roi ! Je suis roi !
OX.
Et ce peuple immense se prosternera devant celui qui a fait ce que nul n’avait fait encore.
GEORGES, délirant.
Oui !... oui ! Ah ! ah ! ah ! La voilà donc enfin cette gloire tant désirée, cette suprématie si ardemment rêvée ! Moi, fils d’Hatteras, je suis roi des Atlantes !
ÉVA.
Ne suis pas les conseils de ton orgueil !... Ferme l’oreille à ces tentations maudites !...
TOUS.
Évohé !... Évohé !...
GEORGES.
Écoute !... N’entends-tu pas le peuple qui m’acclame !
ÉVA.
Ce peuple... Oublies-tu donc qu’il n’est qu’une vaine évocation du passé. Ce pays, un empire éphémère, et cette royauté, un mirage où s’égare ton imagination... Georges, mon Georges bien-aimé, écoute ma prière, aie pitié de mes larmes.
GEORGES.
Tes larmes... mais oui, oui tu pleures... Toi, Éva ! Ah ! je ne veux pas que tu pleures, entends-tu, je ne le veux pas !
ÉVA.
Écoute-moi donc alors, écoute-moi bien !
GEORGES.
Parle !... parle !
ÉVA.
Georges, tu marches sur une pente fatale qui conduit au délire, qui mène à la folie !
GEORGES.
Le délire !... la folie as-tu dit ?
ÉVA.
Oui, oui, crois-en ma parole !... Est-ce que je t’ai jamais trompé ?
GEORGES.
Eh ! bien, oui, je crois en toi, et je veux... je veux lutter... Parle-moi, Éva, parle-moi !
ÉVA, avec joie.
Ah ! notre amour le sauvera ! Courage, Georges, courage ! Combats encore ! Je suis à tes genoux moi, ton amie, ta sœur, ta fiancée...
GEORGES.
Attends... attends... les ténèbres se dissipent, la vérité va luire à mes regards...
ÉVA.
Et tu seras sauvé !... tu seras sauvé, Georges !
OX, à part.
Sauvé !...
Haut.
Gloire à votre souverain !
TOUS.
Gloire à lui ! Gloire à notre roi !
GEORGES, avec force.
Ah ! Tu l’as entendu !... Roi !... Je suis réellement roi !
ÉLECTRE.
Viens au palais que Makhimos a élevé pour ses souverains ! À ton retour sur cette place, tout le peuple assemblé te sacrera par ses acclamations !
ÉVA.
Non, non, ne m’abandonne pas !
TOUS.
Gloire à lui, gloire à lui !
GEORGES.
Venez... venez tous !
Tous sortent exceptés Éva et Ox.
ÉVA, jetant un dernier cri.
Hélas !... tout est fini !...
Elle va s’élancer vers Georges, Ox l’arrête d’un geste.
Scène V
OX, ÉVA
OX.
Encore un accès semblable à celui-là, encore une nouvelle atteinte portée à sa raison, et la démence sera complète, sa folie incurable.
ÉVA.
Oui, voilà où votre trahison l’aura conduit pour le perdre...
OX.
Dis pour te conquérir, Éva !
ÉVA.
Me conquérir, moi !
OX.
Son sort n’est-il pas entre mes mains ?
ÉVA.
Qu’importe !
OX.
Tu ne trembles donc plus pour lui ?
ÉVA.
Non !
OX.
Ni pour toi ?
ÉVA.
Non !
OX.
Qu’attends-tu donc ? Qu’espères-tu encore ?
ÉVA.
J’attends qu’une plus puissante intervention le secoure, j’attends que son amour le sauve, ou qu’il meure !
OX.
S’il meurt... je vous aurai sépares du moins !
ÉVA.
Vous vous trompez, s’il meurt, je mourrai avec lui !
OX.
Mourir pour cet homme qui t’oublie, qui ne t’a jamais aimée.
ÉVA.
Jamais aimé, dites-vous ?
OX.
Jamais ! puisqu’il cherche ailleurs qu’en toi le bonheur de sa vie ! Il n’avait qu’à étendre la main pour le saisir, ce bonheur, et il a dédaigné ton amour pour la réalisation de ses rêves insensés !
ÉVA.
Georges ne m’aimerait plus... que je l’aimerais encore... que je l’aimerais toujours, toujours, entendez-vous ?
Scène VI
OX, ÉVA, VOLSIUS
OX, hors de lui.
Tais-toi ! Tais-toi ! crains de me désespérer, cesse de torturer mon âme.
MAÎTRE VOLSIUS.
Ne cherchez-vous pas, vous-même, à torturer la sienne ?
OX.
Qui ose me parler de la sorte ?
MAÎTRE VOLSIUS, s’approchant.
Moi.
OX.
Nous ne sommes plus à votre bord, Capitaine Nemo, et vous n’êtes pas tout puissant ici, prenez garde !
MAÎTRE VOLSIUS.
Je vous avertis, Monsieur, que je ne suis pas facile à intimider.
OX.
Que m’importe... et qui vous demande votre intervention !
ÉVA.
C’est moi, moi qui l’invoque.
MAÎTRE VOLSIUS, à Éva.
Et ce ne sera pas vainement.
OX.
Le Capitaine Nemo veut lutter contre moi...
MAÎTRE VOLSIUS.
Je veux arracher de vos mains celui que votre science maudite ferait passer, du délire intermittent qui l’obsède, à la folie décisive et terrible !... Je le veux et je trouverai en vous-même une arme contre vous.
OX.
Une arme ! en moi ! une arme contre moi ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous aimez cette jeune fille et l’amour qui consume votre âme sera votre châtiment. Il combattra pour nous.
OX.
Mon amour !
MAÎTRE VOLSIUS.
Dieu a dit au serpent : la femme t’écrasera la tête sous son talon, et je vous dis moi : cette femme brisera votre orgueil, sous son dédain. Cette femme vous écrasera le cœur sous son mépris et sous sa haine.
OX.
Nous verrons bien...
MAÎTRE VOLSIUS.
Nous verrons...
Acclamations au-dehors.
OX.
En attendant... Écoutez : c’est le peuple d’Hatteras qui l’acclame, qui le conduit vers ce trône où l’attendent ensemble la gloire et l’amour !
ÉVA.
L’amour !
OX.
Oui, oui, la plus belle des filles de ce pays, la descendante du roi Atlas, lui est destinée...
ÉVA.
Mon Dieu !
OX.
Et cette fois, ce ne sera plus seulement de l’oubli... Ce sera de la trahison... Votre Georges en aimera une autre !
ÉVA.
Non, non, c’est impossible...
Scène VII
OX, ÉVA, VOLSIUS, GEORGES, ÉLECTRE, AMMON, ASCALIS, CÉLÉNA, ATLANTES, SEIGNEURS, OFFICIERS, SOLDATS, PEUPLE, ESCLAVES
Grand cortège qui se compose de toute la Cour du roi des Atlantes, des guerriers, des seigneurs qui entourent le nouveau roi. Georges est revêtu d’un costume royal et va prendre place sur les derniers degrés qui s’élèvent au fond, après le défilé du cortège au milieu des musiques et des acclamations du peuple.
TOUS.
Évohé ! Évohé !
GEORGES.
Peuple de l’Atlantide, j’accepte la couronne de cet immense royaume, et sa puissance ne diminuera pas sous le règne d’Hatteras !
TOUS.
Vive Hatteras !
Le cortège qui accompagne la princesse Céléna entre en scène. Électre s’avance vers la princesse et la conduit au pied des gradins sur lesquels trône Georges.
ÉLECTRE.
Et maintenant, roi, voici la princesse Céléna qui deviendra, par toi, notre reine.
TOUS.
Évohé ! pour Céléna.
La princesse va prendre place auprès de Georges.
ÉVA, s’élançant.
Sa femme ! non, non, c’est impossible ! Georges ! Georges ! Ne te souvient-il plus du passé, de tes serments, de notre amour, Georges, veux-tu donc que je meure à tes pieds...
GEORGES, bas.
Éva, tu partageras mon trône, ma puissance.
ÉVA.
Mais ce trône est éphémère, cette puissance est chimérique.
GEORGES.
Que dis-tu ?
ÉVA.
Reviens à la réalité...
OX.
La réalité, Georges Hatteras, c’est tout ce que tu vois, c’est tout ce qui t’entoure, c’est ta gloire déjà grande et qui sera bientôt plus éclatante encore.
GEORGES.
Parle... explique-toi.
ÉVA.
Ne l’écoute pas, Georges, ne l’écoute pas.
OX.
J’ai promis en ton nom à tes nouveaux sujets que l’œuvre d’Atlas serait accomplie par toi.
ÉVA.
Qu’osez-vous dire ?
OX.
Je dis... je dis au peuple de l’Atlantide que votre roi réalisera cette grande tentative déjà avortée... Atlas fut dit-on foudroyé... Mais à votre Jupiter, il opposera, lui, une foudre nouvelle créée par le génie de l’homme, et porté par cette foudre même que lancera dans l’espace le bronze ou l’acier, il traversera l’infini, et s’élèvera jusqu’au jour céleste !
GEORGES, délirant.
Oui, il sera fait ainsi !
ÉVA.
Hélas ! tout est perdu !
TOUS.
Gloire à lui ! gloire au fils d’Hatteras !
MAÎTRE VOLSIUS.
Ne désespérez pas, ce rêve va bientôt s’évanouir et avec la réalité, sa raison renaîtra, mais pour la dernière fois peut-être...
GEORGES.
Après les entrailles de la terre, et les profondeurs de l’Océan, l’espace, l’infini, le Ciel !
Des cavaliers amènent un cheval sur lequel monte Georges et tous deux, au milieu des fanfares, sont élevés en l’air sur un pavois richement tapissé.
TOUS.
Évohé ! Évohé !
ACTE III
Quatorzième Tableau
Le Gun-Club
Une salle du Gun-Club aux États-Unis. Décoration spéciale de panoplies. Colonnes formées par des canons supportés sur des mortiers. Chapelets de bombes, colliers de projectiles, guirlandes d’obus suspendus aux murs. À droite Bureau du Président du Club. Devant, les bancs occupés par les Membres de l’Association. Il fait jour.
Scène première
BARBICANE, MASTON, MEMBRES DU CLUB
Le Président Barbicane est assis à son Bureau sur lequel il y a une rangée de revolvers qui lui servent de sonnette pour rétablir l’ordre, et dont il tire de temps en temps des coups en l’air. Au lever du rideau, le tumulte de l’Assemblée est à son comble.
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
BARBICANE.
Mes chers collègues...
PREMIER GROUPE.
Au diable la proposition.
DEUXIÈME GROUPE.
Et ceux qui l’ont faite !
BARBICANE.
Un peu de silence, s’il vous plaît !
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
Barbicane tire un coup de revolver.
UN HUISSIER.
Silence, messieurs !...
MASTON.
Laissez parler le Président Barbicane !... Quel président ! Messieurs, quel président !
BARBICANE.
Messieurs, la question est bien simple, et elle serait déjà résolue, si vous aviez été moins bruyants...
PREMIER MEMBRE.
Mais, nous sommes tous artilleurs ici dans le Gun-Club !
MASTON.
Et quels artilleurs, messieurs ! Artilleurs et Américains !...
PREMIER MEMBRE.
Et à ce double titre nous avons bien le droit d’être bruyants !
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
BARBICANE.
Messieurs, je ne pense pas être allé trop loin !...
PREMIER MEMBRE.
Un artilleur ne saurait jamais aller trop loin !...
MASTON.
Pas plus que son boulet !...
BARBICANE.
Messieurs !...
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
Barbicane fait détonner son revolver.
L’HUISSIER.
Silence, messieurs !
Le silence se rétablit.
BARBICANE.
Messieurs, vous vous rappelez dans quelles conditions s’est faite notre primitive expérience. Un gigantesque canon, une Colombiad, a été dressé sur le sol de la Floride. Un projectile y a été introduit. Trois voyageurs y ont pris place, mon ami, le Capitaine Nicholl...
MASTON.
Quel Capitaine !... Messieurs !... Quel Capitaine !...
BARBICANE.
Notre ami Ardan,... l’interprète Français !
MASTON.
Quel Français, messieurs, quel Français !
BARBICANE.
Et moi, votre Président !...
MASTON.
Quel Président !...
BARBICANE.
Mais par suite d’une erreur de pointage, le but n’a pas été atteint, et notre projectile, après avoir seulement fait le tour de la Lune, est revenu tomber dans l’Océan pacifique... Or la Colombiad est toujours là... Il suffit de la recharger !... Convient-il de recommencer l’expérience et d’envoyer un second projectile vers la Lune... de manière à l’atteindre cette fois ?
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
BARBICANE.
Je crois comprendre que vous dites oui ?
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
BARBICANE.
À moins que ce ne soit non !
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
PREMIER et DEUXIÈME GROUPE, ensemble.
Non ! non ! non ! Oui ! oui ! oui !
Tumulte général. Barbicane tire un coup de revolver.
L’HUISSIER.
Silence, messieurs !
MASTON.
Il faut pour l’honneur du Club que l’expérience soit renouvelée.
TOUS.
Aux voix, aux voix.
MASTON, à son voisin.
Je vous défends de voter contre la proposition !
PREMIER MEMBRE.
Je vous défends de voter pour...
MASTON, s’emportant.
Vous me rendrez raison !...
PREMIER MEMBRE.
Comment voulez-vous que je vous rende ce que vous n’avez jamais eu ?
MASTON.
Monsieur !...
PREMIER MEMBRE.
Monsieur !...
BARBICANE.
Messieurs ! de la tenue !... Nous ne sommes pas ici au Parlement... que Diable !...
PREMIER MEMBRE.
Vos armes ?...
MASTON.
Les vôtres !
PREMIER MEMBRE.
La carabine a répétition.
MASTON.
Le canon-revolver !...
PREMIER MEMBRE.
Dans une heure.
MASTON.
Tout de suite !...
BARBICANE.
Messieurs...
PREMIER MEMBRE.
À quinze pas.
MASTON.
À dix pas.
PREMIER MEMBRE.
À cinq pas.
MASTON.
À pas de pas du tout.
PREMIER MEMBRE.
Sortons.
MASTON.
Non... battons-nous ici !...
PREMIER GROUPE.
Oui ! oui ! oui !
DEUXIÈME GROUPE.
Non ! non ! non !
Maston et le membre du Club se précipitent l’un sur l’autre en criant.
BARBICANE.
Séparez-les !...
PREMIER GROUPE.
En avant pour Maston !
DEUXIÈME GROUPE.
En avant contre Maston !
Les membres du Club se sont élancés pour soutenir leurs partisans. Le président Barbicane fait en vain détonner plusieurs fois son revolver. Le tumulte est à son comble.
L’HUISSIER.
Silence, messieurs !
Scène II
LES MÊMES, UN HUISSIER
Un Huissier du Gun-Club entre au milieu du désordre, et remet une lettre au Président.
BARBICANE.
Si je vous ai fait cette proposition, c’est que je viens de recevoir la lettre que voici, du célèbre Docteur Ox.
TOUS.
Le célèbre Docteur Ox !
MASTON.
Quel docteur, messieurs, quel docteur !
UN MEMBRE.
Et que dit cette lettre ?
TOUS.
Écoutons ! Écoutons !
BARBICANE, lisant.
« Illustre président. Le Docteur Ox et son jeune compagnon, Georges Hatteras, viennent d’arriver en cette ville, et ils demandent à faire aux Membres du Gun-Club une proposition qui est de nature à les intéresser vivement. »
MASTON.
Une proposition ?
BARBICANE.
Je pense que nous devons l’entendre. Le Docteur Ox est-il là ?
L’HUISSIER.
Il est prêt à se présenter devant les membres du Gun-Club.
BARBICANE, puis tous.
Qu’il entre !...
Scène III
LES MÊMES, OX, GEORGES
BARBICANE.
Soyez le bienvenu, illustre Docteur Ox.
MASTON, puis Tous.
Honneur au Docteur Ox !
OX.
Permettez-moi d’abord, messieurs, de vous présenter mon jeune compagnon, Georges Hatteras, fils du glorieux Capitaine de ce nom.
MASTON.
Honneur au fils du Capitaine Hatteras.
TOUS.
Honneur ! Honneur !...
GEORGES.
Avant de m’honorer de vos acclamations, messieurs, sachez ce que j’ai fait et ce que je veux accomplir encore.
TOUS.
Parlez !
OX.
Ce qu’il a fait vous l’apprendrez bientôt, et pour ce qu’il veut tenter de faire, pour conquérir l’immense domaine de l’espace, il vient vous demander de lui faciliter sa tâche.
GEORGES.
Oui, j’aspire à quitter cette terre que j’ai fouillée jusque dans ses plus profondes retraites. Et c’est en dehors de notre globe que je veux mettre le pied dans l’infini !
BARBICANE.
Vous pouvez compter sur notre concours.
OX.
Voici la proposition que nous venons vous communiquer.
MASTON, criant.
Silence donc, messieurs, silence.
BARBICANE.
Mais, personne ne parle que vous, M. Maston.
MASTON.
Ah ! Eh bien, alors, c’est à moi que je m’adresse !
OX.
Messieurs, après cette première expérience qui a porté aux nues la gloire de l’Amérique vous n’avez point songé à détruire la gigantesque Colombiad dont le boulet s’est élevé à plus de cent mille lieues dans les airs, et nous vous demandons de reprendre l’expérience en rectifiant, cette fois, le pointage, de manière à ne pas manquer le but.
Chuchotements.
GEORGES.
Eh ! bien, acceptez-vous messieurs ?... Voulez-vous, en ma personne, conquérir ce satellite de la Terre dont les plus audacieux d’entre nous n’ont encore fait que le tour. Voulez-vous me permettre enfin de compléter ainsi la troisième étape de mon voyage à travers l’impossible ?
TOUS.
Oui !... oui !...
OX.
En accueillant notre proposition, messieurs, vous aurez démontré une fois de plus que rien n’est impossible en ce monde !
MASTON.
Le mot impossible n’est pas américain.
GEORGES.
Ni anglais !...
Scène IV
LES MÊMES, VOLSIUS
Volsius entre dans la salle du Club sous les traits d’Ardan.
MAÎTRE VOLSIUS.
Ni français, messieurs.
MASTON.
Ardan !... notre ami Ardan !
TOUS.
Hurrah ! pour Ardan !...
BARBICANE.
Mon brave compagnon !
Il a quitté son Bureau de Président et vient serrer la main d’Ardan que tous les membres du Club entourent.
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui... moi... mes amis !... Michel Ardan... Le « Labrador » vient de me débarquer à l’instant ! J’ai appris que le Gun-Club était en séance et ma première visite a été pour vous !
MASTON.
Quel homme ! bien que ce soit un Français !
BARBICANE.
Les Français sont un grand peuple, messieurs, auxquels il ne manque qu’une chose pour être le premier peuple du monde...
MASTON.
Oui, une seule !
MAÎTRE VOLSIUS.
Laquelle ?
MASTON.
C’est d’être Américains.
MAÎTRE VOLSIUS.
Merci !
BARBICANE.
Mon cher compagnon, vous arrivez à propos... Notre première tentative a trouvé des imitateurs.
MAÎTRE VOLSIUS.
Des imitateurs !... Comment, il existerait sous la calotte des Cieux des fous plus fous que nous n’avons été fous ?...
MASTON.
Des fous ?
OX.
Je ne reconnais pas là le langage de l’audacieux Ardan !
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous dites, monsieur ?
BARBICANE.
Le Docteur Ox et son jeune compagnon Georges Hatteras.
GEORGES.
Qui a résolu, monsieur, de prendre possession d’un monde qui vous a échappé !
MAÎTRE VOLSIUS.
Comment donc, jeune homme ! Mais ne vous gênez pas ? La Lune appartient au premier occupant ! Et puis après ? Qu’est-ce que vous en ferez de la Lune ?
GEORGES.
Nous en ferons...
MASTON.
Cadeau aux États-Unis !... Ce sera un État de plus pour l’Union !
TOUS.
Oui ! oui !
MAÎTRE VOLSIUS.
La Lune ?... mais c’est un astre usé, fini, démodé, et même quelque peu ridicule !... Elle a fait son temps cette vieille Astarté, la sœur momifiée du radieux Apollon !... On rira de votre voyage et vous entendrez, au retour vos semblables qui vous crieront : « T’as donc vu la Lune, mon gars ? »
OX.
Est-ce bien le célèbre Ardan qui parle ainsi ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Et d’ailleurs un jour, tout le monde ira dans la Lune, et même plus loin encore... Des trains aériens sillonneront les airs... Au lieu de wagons courant sur des rails, on attachera des projectiles les uns aux autres, et on les lancera dans l’espace !... Trains pour toutes les planètes !... Express pour Mercure, Jupiter, Uranus et Neptune. Mais la Lune ! Peuh ! la Lune !... Elle ne sera bientôt que la banlieue de la Terre, et on ira y passer son dimanche, comme les parisiens vont à Chatou ou bien au Vésinet !
MASTON.
Bien dit, ami Ardan !
MAÎTRE VOLSIUS.
Croyez-moi donc, Georges Hatteras, abandonnez ce projet et retournez tranquillement chez vous.
GEORGES.
Que je renonce à quitter cette Terre.
MAÎTRE VOLSIUS.
Oh ! vous la quitterez toujours assez tôt mon cher !...
OX.
Ah ! Vous pensez monsieur Ardan que la Lune est indigne d’être explorée par nous.
MAÎTRE VOLSIUS.
C’est mon opinion, Docteur Ox.
OX.
Eh ! bien ! Vous m’avez converti.
GEORGES.
Se peut-il ?
OX.
Oui !... Oui !... il nous faut renoncer à cette humble planète, à ce froid satellite de la Terre, c’est vers un but plus noble et plus lointain que nous devons nous élancer.
MAÎTRE VOLSIUS et TOUS.
Que dit-il ?
GEORGES.
Vers le Soleil alors !
OX.
Plus loin encore !
GEORGES.
Jupiter, Uranus ?
OX.
Plus loin toujours ! Plus loin, hors de notre monde solaire !...
GEORGES, s’exaltant.
Ah ! Je comprends, Docteur... Oui !... oui !... Aller se perdre dans l’infini... courir à travers les étoiles... à travers ces groupes qu’éclairent trois ou quatre soleils gravitant sous leur réciproque influence !... Ah !... l’admirable spectacle !... Des astres resplendissant de mille tons divers !... Des jours faits de toutes les couleurs, de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et se levant radieux sur l’horizon !...
Rumeur d’admiration.
OX.
C’est là que nous irons, messieurs, et votre Colombiad qui a servi à envoyer un boulet à la Lune saura bien envoyer ce boulet à des milliards de lieues !
BARBICANE.
Oui !... si vous avez le secret d’une poudre capable de lui donner une suffisante vitesse.
OX.
J’ai trouvé une force expansive sans limites et, sous sa toute puissante impulsion, notre projectile aura bientôt dépassé le monde solaire !
MASTON.
Bravo, Docteur Ox !... Quel docteur ! Messieurs, quel docteur !...
BARBICANE.
Et sur quel point de l’espace dirigerez-vous la Colombiad ?
OX.
Sur un nouvel astre que les astronomes de l’observatoire de Cambridge viennent de découvrir... sur la planète Altor !...
TOUS.
Altor !...
GEORGES.
Oui !... Altor !... Altor !...
BARBICANE.
Honneur aux audacieux qui tenteront cette conquête.
TOUS.
Hurrah !... Hurrah !...
OX, ironiquement.
Eh ! bien ! Que dites-vous de ceci, monsieur Ardan ?...
MAÎTRE VOLSIUS.
Moi ! Rien, monsieur le Docteur Ox.
OX.
Pas un mot de blâme ou de critique pour cette audacieuse tentative d’Hatteras ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Comment le blâmerais-je, moi qui ai l’intention de partir avec lui ?
TOUS.
Ah !...
OX.
Quoi ? Vous prétendez !...
MAÎTRE VOLSIUS.
Devenir votre compagnon si vous le permettez, Hatteras.
GEORGES.
Oui, certes ! vous partirez avec nous, vous partagerez notre gloire...
OX, à part.
Nous verrons bien.
MAÎTRE VOLSIUS.
Nous nous retrouverons en Floride, messieurs, au pied même de la Colombiad !
BARBICANE.
Nous y serons tous !
TOUS.
Hurrah !... Hurrah !... Hurrah !...
Quinzième Tableau
Le Coup de canon
La scène représente une plaine en Floride, dans le Sud des États-Unis. Un gigantesque canon dont on ne voit que la partie inférieure est dressé sur son affût un peu obliquement. Au fond, toute une ville en amphithéâtre, avec ses clochers, ses maisons et ses arbres. Il fait grand jour.
Scène première
TARTELET, VALDEMAR, MASTON
MASTON.
C’est ici, messieurs, que j’ai mission de vous conduire.
TARTELET.
Pardon ! À qui avons-nous l’honneur de parler ?
MASTON.
Maston !... Américain pur sang !
VALDEMAR.
Ah ! Ah ! vous entendez Tartelet, monsieur est un pur sang.
MASTON.
Américain... Ancienne roche.
VALDEMAR.
Monsieur est une ancienne roche.
MASTON.
Américain ! vieille souche, enfin !
VALDEMAR.
Monsieur est une vieille souche.
TARTELET.
Ça se voit.
MASTON.
Membre du Club des Artilleurs, j’ai inventé un canon merveilleux.
TARTELET.
Vraiment ?
MASTON.
Un canon qui porte à 1250 pieds... au-delà du but que l’on veut atteindre...
VALDEMAR, lui demandant la main.
Quelle précision !
TARTELET.
C’est admirable !
MASTON.
J’en ai imaginé un autre dont le boulet peut renverser d’un seul coup, 800 hommes et 200 chevaux.
TARTELET.
Quatre hommes par cheval !
VALDEMAR.
Comme les fils Aymon !
TARTELET.
C’est réellement infaillible, monsieur ?
MASTON.
J’ai voulu en faire l’essai : les chevaux n’ont pas fait d’observations, mais les hommes s’y sont bêtement refusés !...
TARTELET.
Eh ! bien ! Je comprends cela.
VALDEMAR.
Ah ! si vous aviez employé l’autre canon, celui qui porte à 1250 pieds, au-delà du but qu’on veut atteindre... les chevaux n’auraient toujours jamais rien dit mais les hommes auraient peut-être consenti plus facilement.
TARTELET.
Mais, pourquoi nous avez-vous amenés ici, monsieur ?
MASTON.
Votre compagnon, M. Georges Hatteras, vous prie de l’y attendre, si toutefois vous êtes décidés à le suivre dans son nouveau voyage !
TARTELET.
Nous sommes très décidés, Monsieur.
VALDEMAR.
Certainement, mais où allons-nous ?
MASTON.
Chez les Altoriens.
VALDEMAR.
Altoriens, connais pas...
TARTELET.
Sur quel point de la terre habitent-ils ?
MASTON.
Mais sur aucun point.
VALDEMAR.
Comment, sur aucun point ?
MASTON.
Certainement ! Altor est une planète récemment découverte, et c’est là que vous allez.
VALDEMAR.
Permettez, permettez !... C’est là que nous allons... et... par quel moyen... s’il vous plaît ?...
TARTELET.
Oui... par quel moyen... de locomotion ?...
MASTON, se retournant et montrant l’immense canon.
Le moyen... le voilà...
VALDEMAR, effrayé.
Ça... allons donc... Mais... c’est...
TARTELET.
C’est un canon !...
VALDEMAR.
Un immense canon !...
MASTON.
C’est une Colombiad.
VALDEMAR et TARTELET.
Une Colombiad ?...
MASTON.
Pourvue d’un wagon-projectile, lequel lancé par plusieurs milliers de kilos de picrate vous conduira tout droit à la planète Altor.
VALDEMAR.
Et vous croyez que je vais monter là-dedans, moi et mon diamant de dix-sept millions !... Ah ! mais non !... Ah ! mais non !...
MASTON.
Comme il vous plaira.
VALDEMAR.
Est-ce que vous allez vous encanonner vous Tartelet ?
TARTELET, tranquillement.
Moi ?... ça dépend.
VALDEMAR.
Cela dépend de quoi ?
TARTELET, à Maston.
Mlle Éva doit-elle partir aussi ?
MASTON.
Sans aucun doute. Rien, a-t-elle dit, ne la séparera de son fiancé.
TARTELET.
Eh bien, moi, rien ne me séparera d’elle.
VALDEMAR.
Mais, c’est de la folie, Tartelet ?
TARTELET.
Vous avez peut-être raison Valdemar, mais quand je suis arrivé chez la grand-mère de cette jeune fille, j’étais bien pauvre et bien abandonné, j’avais faim et ces deux excellentes femmes m’ont recueilli, non comme un mendiant, mais comme un ami. C’est pour cela que j’ai suivi Mlle Éva lorsqu’elle est partie. Et aujourd’hui qu’un nouveau danger, plus grand que tous les autres, peut-être, se dresse devant elle, je l’abandonnerais, je m’en retournerais tranquillement auprès de sa grand-mère à qui je dirais : j’ai quitté votre fille, Madame, l’énergie que l’amour a donnée à cette enfant, la reconnaissance n’a pas pu l’inspirer à un homme !... Allons donc !... Je n’aurai jamais le courage d’être aussi lâche que ça !...
VALDEMAR, ému.
Eh ! bien ! ni moi non plus... Et je ne me séparerai pas de vous, Tartelet ! C’est bien, c’est très bien ce que vous venez de dire là Tartelet. Et il ne faudra pas attendre que vous veniez vous installer dans ma maison !... Ce sera un palais... Mon amitié, ma table, ma bourse et un tout petit morceau de mon diamant, tout cela est à vous, Tartelet !
Il l’embrasse sur la joue.
MASTON.
Alors, vous serez du voyage, tous les deux ?
VALDEMAR, avec énergie.
Oui, tous les deux... et je voudrais être déjà parti. Je voudrais même être déjà revenu.
TARTELET.
À quelle heure le départ ?
MASTON.
À midi quarante deux... à mon chronomètre.
VALDEMAR.
Ah ! ah ! à propos, je vais voir avant de partir si ma réponse est arrivée. On a peut-être oublié de me l’apporter ici !...
TARTELET.
Quelle réponse ?
VALDEMAR.
J’ai expédié une nouvelle dépêche à la cruelle Babichok, pour lui dire tout ce que j’ai fait, et lui apprendre tout ce que je vais faire encore pour qu’elle sache bien... Ah !... quel héros elle aura dédaigné, quel héros !... pardon messieurs.
Il sort.
Scène II
TARTELET, MASTON, GEORGES, OX
Ils arrivent par la droite.
GEORGES.
Ici... C’est ici !...
OX.
Ici, est l’endroit du globe terrestre, que ton pied va fouler pour la dernière fois !...
MASTON.
Et voilà le canon gigantesque qui vous donnera la première impulsion vers l’infini.
OX.
Vers un monde plus ancien que le nôtre ; et dont les habitants ont peut-être inventé tout ce que nous inventerons un jour !
GEORGES.
En sorte, qu’après être remontés vers le passé vers l’Atlantide, nous allons nous jeter à travers l’avenir !
TARTELET.
Mais comment pénétrerons-nous dans l’intérieur de ce canon ?
MASTON.
Vous allez le savoir !
Il fait jouer un ressort et la culasse du canon s’ouvrant en coupe latérale laisse apercevoir le projectile qui s’ouvre également et dont l’intérieur est aménagé comme me cabine.
Vous le voyez, votre wagon-projectile est aménagé comme une véritable cabine de première classe.
GEORGES.
En effet, mais, n’est-ce pas bientôt l’heure du départ ? Hâtez-vous,
Bas à Ox.
je ne veux pas qu’Éva affronte de nouveaux dangers.
OX, bas.
Rassurez-vous, elle ne partira pas !
Scène III
LES MÊMES, VOLSIUS, BARBICANE, TOUS LES MEMBRES du Gun-Club, FOULE de spectateurs, puis UN EMPLOYÉ du Télégraphe
BARBICANE.
Ah ! nous venons vous adresser un dernier adieu, Messieurs. Tous les préparatifs sont-ils terminés, Maston ?
MASTON.
Tous !
Entre un employé du Télégraphe.
TARTELET.
Ah ! l’Employé du Télégraphe !
À l’Employé.
C’est sans doute, M. Valdemar que vous cherchez ?
L’EMPLOYÉ.
Oui, Monsieur.
TARTELET.
Vous avez une dépêche pour lui ?... Donnez-la-moi, je la lui remettrai !
Il la prend et la met dans sa poche.
MASTON.
Midi trente-neuf minutes.
GEORGES.
Partons !
OX.
Oui ! Partons ! partons !
BARBICANE.
Adieu donc, mes amis... Adieu ! Nous vous accompagnerons de nos hurrahs !
TOUS.
Hurrah ! Hurrah !
Acclamations de toutes parts.
GEORGES.
Pour l’infini ! pour l’infini !
Scène IV
LES MÊMES, VALDEMAR
Il arrive en courant.
VALDEMAR.
Ouf ! J’arrive à temps, je crois.
TARTELET.
Hâtez-vous donc Valdemar, nous allions partir sans vous.
VALDEMAR.
Sans moi !...
TARTELET.
Messieurs les voyageurs pour Altor, en canon !
VALDEMAR.
En canon !...
TARTELET.
Ah ! mon Dieu !... Et Mlle Éva ?...
VALDEMAR.
Et M. Ardan ?...
Scène V
LES MÊMES, VOLSIUS, ÉVA
MAÎTRE VOLSIUS.
Nous voici Messieurs. Mademoiselle m’a prié de l’accompagner.
GEORGES.
Éva !...
OX.
Silence !... ils ne partiront pas !
MASTON.
À midi quarante-deux, je donnerai le signal !
Georges et Éva sont montés dans le projectile, ils sont suivis de Tartelet et Valdemar.
MAÎTRE VOLSIUS.
Venez Éva !
ÉVA.
Oui ! oui ! venez !
Tous deux se dirigent vers le canon, mais au moment d’y monter l’obturateur se referme du dedans.
ÉVA.
Grand Dieu !...
MAÎTRE VOLSIUS.
Ah ! Docteur, tu veux partir sans nous ?
À Éva.
Soyez tranquille mon enfant, nous serons avant eux dans la planète Altor.
La voix de MASTON, montant du dessous.
Midi quarante-deux... feu !...
La détonation se fait entendre, dans un fort mouvement de recul, la Colombiad s’est abaissée de manière à découvrir tout le paysage du fond. Les spectateurs sont groupés autour du canon en agitant leurs mouchoirs, et en faisant retentir l’air de leurs cris.
TOUS.
Hurrah !... Hurrah !...
Seizième Tableau
La Planète « Altor »
Un site sur la planète Altor. Au lointain la silhouette d’une ville, qui paraît bâtie en or et en argent. À droite, au premier plan, la façade d’une habitation dont les murs sont incrustés de pierres précieuses.
Scène première
PREMIER ALTORIEN, DEUXIÈME ALTORIEN et DEUX ou TROIS HABITANTS de la planète
PREMIER ALTORIEN.
Je vous répète que cet énorme bolide vient de tomber il n’y a qu’un instant.
DEUXIÈME ALTORIEN.
Moi... j’ai pu Je suivre des yeux pendant sa chute, et en traversant les couches d’air, il a produit un sifflement effroyable.
PREMIER ALTORIEN.
Il faudra le transporter au muséum qui n’en a jamais eu de pareil.
TOUS.
Oui !... Oui !...
PREMIER ALTORIEN.
Voyez... voyez !... une ouverture vient de se faire dans l’aérolithe.
DEUXIÈME ALTORIEN.
Il en sort deux hommes...
PREMIER ALTORIEN.
Trois... Quatre hommes...
Scène II
LES MÊMES, VALDEMAR, TARTELET, puis GEORGES et LE DOCTEUR OX
VALDEMAR, marchant en levant beaucoup les pieds.
Quelle drôle de marche j’ai ici ?...
TARTELET, même démarche.
Et moi aussi... Quelle drôle de marche ?...
VALDEMAR.
Mes pieds ne tiennent pas à la terre.
TARTELET.
Ni les miens !
VALDEMAR, aux habitants.
Messieurs ! j’ai bien l’honneur. La planète Altor s’il vous plaît ?
PREMIER ALTORIEN.
C’est ici !
VALDEMAR.
Ah ! Je ne suis pas fâché d’être arrivé.
Appelant.
Eh !... là-bas... mes braves compagnons !
TARTELET.
Ils vont venir, ils examinent ce singulier pays.
VALDEMAR.
Ah ! nous sommes sur la planète Altor ?
PREMIER ALTORIEN.
Oui !... Et vous venez ?...
TARTELET.
De la terre !
TOUS LES ALTORIENS.
De la terre ?
VALDEMAR.
Mais quelle est cette ville que nous apercevons là-bas ?
Il remonte le fond de la scène.
PREMIER ALTORIEN.
C’est notre Capitale.
TARTELET.
On dirait qu’elle est bâtie tout en or !
VALDEMAR.
Diable !... Ça vaudrait le voyage !
TARTELET.
Et vous voulez bien nous y conduire ?
PREMIER ALTORIEN.
Comment donc ?... Nous vous demanderons même la permission de vous présenter à l’Académie des sciences.
TARTELET.
À l’Académie des sciences ?
PREMIER ALTORIEN.
Puis on vous mettra au Muséum d’histoire naturelle.
VALDEMAR.
Empaillés ?
DEUXIÈME ALTORIEN.
Oh !... non... embaumés !...
TARTELET.
Embaumés... je proteste !...
PREMIER ALTORIEN.
Oh ! plus tard... quand vous serez défunts seulement.
VALDEMAR.
Vous êtes bien bon, Monsieur...
TARTELET.
Conduisez-nous donc... Nous sommes prêts à vous suivre !
VALDEMAR.
Sapristi... mais la ville est loin !... est-ce qu’on ne pourrait pas se reposer un peu avant de se mettre en route !
PREMIER ALTORIEN.
Voici l’habitation d’un savant, arrivé tout nouvellement avec sa fille, des régions les plus éloignées d’Altor.
Il montre l’habitation à droite.
Il ne vous refusera pas l’entrée de sa chaumière !
TARTELET.
Une chaumière !... cela... avec des murs incrustés de pierres fines ?...
VALDEMAR.
Et un chaume en or !... Mais, nous ne sommes que des mendiants ici. Mon diamant n’a donc plus aucune valeur ! Le voilà !
Il le sort de sa poche.
PREMIER ALTORIEN.
Des diamants vous pourrez en ramasser partout de plus gros et de plus beaux que celui-ci !
VALDEMAR.
Ah ! bah !...
PREMIER ALTORIEN, le regardant.
Nous n’en voulons même pas pour paver nos routes.
VALDEMAR.
Ça ne vaut pas un simple pavé, je suis ruiné alors ! et je ne le garderai pas plus longtemps... Ah ! mais non !...
Il le jette.
Ah ! mais non !...
TARTELET.
Eh bien ! moi, j’ai envie de le conserver comme souvenir du centre de notre globe.
Il le ramasse.
Scène III
LES MÊMES, VOLSIUS
Volsius apparaît sur le seuil de la porte sous le costume d’un Altorien.
MAÎTRE VOLSIUS.
Des étrangers ?
TARTELET.
Des habitants de la terre, Monsieur.
MAÎTRE VOLSIUS.
La terre !... une planète de vingt-cinquième grandeur qui n’est éclairée que par un soleil !...
VALDEMAR.
Il trouve que ce n’est pas assez !
TARTELET.
Pardon, Monsieur, vous en avez donc plusieurs ici ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Ici, il y en a deux, et six lunes se lèvent successivement sur les horizons d’Altor.
TARTELET.
Deux soleils ?
VALDEMAR.
Six lunes !... En sorte que si l’une des six lunes se dissilune, non se dissimule...
TARTELET.
Il vous en reste cinq. Vous semblez parfaitement connaître la planète que nous venons de quitter !
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui, nous la connaissons !... Depuis deux cent mille ans que nos générations se succèdent, le progrès, ici, est arrivé, en toutes choses, au plus haut degré et nos télescopes dont le grossissement est pour ainsi dire sans limites nous permettent de voir votre terre comme si elle était à moins d’une lieue !
TARTELET.
C’est admirable !
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais il y a certains points sur lesquels nos savants voudraient être fixés : Qu’est-ce que c’est qu’une sorte de ville où l’on aperçoit une butte qui la domine, un fleuve sinueux qui la traverse, des monuments, des places, et partout du monde, beaucoup de monde, s’agitant dans le brouillard pendant l’hiver, et dans la poussière pendant l’été ?
TARTELET, à part.
Une ville qu’on n’arrose pas. Ce doit être Paris.
MAÎTRE VOLSIUS.
Nous y avons distinctement aperçu une grande place avec un pont au bout et en face de ce pont, une sorte de Palais dans lequel se rassemble une foule de gens affairés qui doivent beaucoup parler et ne jamais s’entendre.
VALDEMAR.
Je connais ce pays-là, j’y suis allé. Le pont se nomme le pont de la Concorde et le palais qui est au bout, le palais de la Discor... non, la chambre des Députés.
TARTELET.
Oui, c’est le Palais du Corps législatif.
À part.
Qu’allais-je y faire ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Que fait-on dans ce Palais ?
VALDEMAR.
Ce qu’on fait ?... on défait des Ministères.
MAÎTRE VOLSIUS.
Il semble aussi que, de temps en temps, on se bouscule dans cette ville ; on se bat puis on s’embrasse, puis on se bat de nouveau puis on s’embrasse encore...
TARTELET.
Plus de doutes, c’est la Capitale de notre belle France. Paris !
VALDEMAR.
Paris... manger du bœuf... etc...
MAÎTRE VOLSIUS.
Votre pays alors, n’est pas facile à gouverner !
TARTELET.
Et le vôtre, Monsieur ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Le nôtre, c’est différent... il se gouverne tout seul !
TARTELET.
Tout seul ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui, nous avons, depuis quelques milliers d’années, essayé de toutes les formes de gouvernement : gouvernement absolu, renversé par la royauté constitutionnelle... Gouvernement constitutionnel : renversé par la République...
TARTELET.
Et la République elle-même ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Renversée par les républicains !
TARTELET.
Et enfin, vous en êtes arrivés ?
MAÎTRE VOLSIUS.
À ne plus avoir de gouvernement du tout.
VALDEMAR.
Et ça marche ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Ça marche parfaitement !... Ça marche trop bien même ! Car à force de progrès, tout le monde est devenu savant. Les cordonniers font des vers et les boulangers de l’astronomie, nous manquons d’ouvriers et nous serons forcés d’en venir à décréter l’ignorance obligatoire.
TARTELET.
L’ignorance obligatoire ?
MAÎTRE VOLSIUS.
En plus, nous avons un excès de population qui devient très embarrassant car elle s’accroît tous les jours et l’on ne meurt chez nous qu’après deux ou trois cents ans d’existence.
VALDEMAR.
On vit, ici, pendant trois cents ans ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Oui, Monsieur.
VALDEMAR.
Vous n’avez donc pas de médecins ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Nous les avons imprudemment supprimés ! Depuis on a voulu en créer de nouveaux, mais ceux-là n’avaient pas eu le temps de bien apprendre la médecine, ce qui fait qu’ils guérissaient leurs malades.
VALDEMAR.
Pardon... un petit renseignement s’il vous plaît. D’où vient qu’ici, je me sens léger comme un duvet ?... Je marche comme un papillon.
TARTELET.
Et moi aussi, je lève sans le vouloir les pieds si haut, qu’il me semble que j’ai l’allure d’un coq.
VALDEMAR.
Ou d’un dindon !
Ils marchent en élevant beaucoup les jambes.
MAÎTRE VOLSIUS.
C’est tout simple, messieurs, vous faites, sur cette planète, pour agir et marcher, un effort égal à celui que vous faisiez sur la vôtre ?
TARTELET et VALDEMAR.
Mais oui !
MAÎTRE VOLSIUS.
Et comme la masse d’Altor est vingt fois plus petite que la terre, l’attraction vers le centre y est beaucoup plus faible, et votre force musculaire y paraît centuplée !
TARTELET.
Ah !... Bon !... Bien !...
VALDEMAR.
Très bien !... Je n’ai pas compris du tout.
TARTELET.
En sorte que si je donnais ici des leçons de danse ?...
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous verriez vos élèves s’élever à une hauteur anormale.
TARTELET.
Et si j’essayais un entrechat ?
MAÎTRE VOLSIUS, riant.
Vous pourriez vous envoler ?...
VALDEMAR.
Pas de bêtises !... N’entrechatez pas Tartelet.
MAÎTRE VOLSIUS.
Mais on m’avait annoncé quatre étrangers et...
TARTELET.
Nos compagnons de voyage sont ici près... occupés à regarder de grands travaux que l’on exécute.
MAÎTRE VOLSIUS.
C’est un gigantesque ouvrage entrepris par nos ingénieurs.
GEORGES.
Oui, oui, gigantesque en effet ! Des portes colossales et d’immenses écluses semblent destinées à livrer passage aux flots d’un océan qui va s’élancer tout entier hors du lit creusé par la nature.
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous ne vous êtes pas trompés, c’est bien de cela qu’il s’agit, messieurs.
GEORGES.
Mais la raison ? Le but ?
OX.
Ce monde que nous venons d’aborder compte par millions ses années d’existence. Il a épuisé le sol pour nourrir ses populations devenues innombrables. Il a épuisé ses carrières afin de les loger ; il a creusé des mines sans fond afin de satisfaire aux besoins d’une civilisation et d’une industrie à outrance, en sorte que, de toutes parts, d’immenses trouées sillonnent cette planète, jusqu’en ses dernières profondeurs.
VALDEMAR.
Mais on n’est pas en sûreté ici !...
MAÎTRE VOLSIUS.
Non ! Car le feu central qui n’est plus contenu dans des parois assez solides, menace de se faire jour au dehors.
OX.
Et des milliers de cratères peuvent s’ouvrir d’un instant à l’autre...
TARTELET.
Eh bien ! nous sommes arrivés dans un joli moment !
VALDEMAR, à Volsius.
Pardon, Monsieur, pour aller à Copenhague s’il vous plaît ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Rassurez-vous, nos savants ont trouvé, disent-ils, le moyen de parer, à la fois, au danger de mourir, ou par la faim ou par le feu !
GEORGES.
Et ce moyen ?
OX, ironiquement.
D’abord mettre en culture ces vastes plaines que recouvre la mer qu’ils veulent déverser par les immenses cavités dont je viens de parler, jusqu’au centre de cette planète !
MAÎTRE VOLSIUS.
Où elle éteindra le feu qui menace de faire irruption !
GEORGES.
Ils oseront accomplir cet incomparable travail ?
OX.
Cette formidable folie !...
GEORGES.
C’est une merveilleuse conception à l’exécution de laquelle je voudrais prendre part.
MAÎTRE VOLSIUS.
Rien de plus facile, car c’est aujourd’hui même qu’aura lieu l’ouverture de ces gigantesques écluses que vous avez vues tout à l’heure. Venez, Messieurs, avant de vous conduire à notre Capitale, nous vous ferons, ma fille et moi, les honneurs de notre maison
Georges et Ox se dirigent vers la maison à droite, Volsius les suit.
TARTELET, tirant son mouchoir et laissant tomber un papier.
Allons !... tiens !... Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah !... la dépêche que l’on m’a remise sur terre pour Valdemar et que j’ai oublié de lui donner... Eh ! Valdemar !... Valdemar !
Georges, Ox et Volsius sont entrés dans la maison. Au moment ou Valdemar va les suivre Tartelet le ramène par le bras.
Scène IV
TARTELET, VALDEMAR
VALDEMAR.
Monsieur Tartelet !
TARTELET.
Mon ami, au moment ou nous allions prendre place dans la Colombiad, il est arrivé une dépêche pour vous.
VALDEMAR.
Et cette dépêche ?
TARTELET.
Vous n’étiez pas encore là... on me l’a remise... et... ma foi... je vous avoue que je l’ai oubliée dans ma poche !
VALDEMAR.
Ah ! Grand Dieu !... une réponse !... une réponse de Mademoiselle Babichok !... Mais donnez, donnez donc... donnez donc !...
TARTELET, donnant la dépêche.
La voici !
VALDEMAR, lisant.
« Terrible événement... au banquet de la noce cousin Finderup a avalé une arête qui l’a étranglé. »
Tristement.
Mort... il est mort, ce pauvre Finderup est m...
Souriant.
Pendant le banquet de noce !... eh !... eh !... eh !... entre midi et une heure alors... et Babichok est veuve.
Très joyeux.
Ah !... Ah !... Ah !... veuve... elle est veuve, mon ami... le jour même de son mariage... Eh !... Eh !... Eh !... et entre midi et une heure... Ah !... ah !... ah !
TARTELET.
Achevez donc la dépêche...
VALDEMAR.
Oui... oui... j’achève.
Très tristement.
Cousin Finderup a avalé arête... cousin Finderup étranglé !
Gaiement.
« Reviens vite...
Avec sentiment.
qu’importe que tu sois resté un peu gros si le diamant l’est beaucoup. »
Parlé.
Ah ! c’est gentil, ça, c’est délicat, c’est tendre...
TARTELET.
Très tendre... oui...
VALDEMAR.
Babichok !... Chère Babichok, elle m’espère, elle m’attend... vite... vite... Je cours la rejoindre... des chevaux... une voiture, un chemin de fer...
TARTELET.
Vous voulez traverser en voiture, en chemin de fer, l’espace... l’infini...
VALDEMAR.
C’est vrai... je n’y pensais plus... Comment, c’est ici que vous me remettez cette dépêche !
TARTELET.
Hélas ! oui !...
VALDEMAR.
Quand là-bas, au moment où elle est arrivée, je n’étais qu’à quinze cents lieues de Babichok !...
TARTELET.
Que voulez-vous ?... c’est un petit oubli !...
VALDEMAR.
Il appelle cela un petit oubli ! Quand Babichok m’attend, quand elle est libre, veuve, étranglée... c’est-à-dire lui... Finderup !... Mais savez-vous bien, Monsieur, que j’ai le droit de vous rendre responsable de tout ce qui peut arriver ?
TARTELET.
Responsable !... Moi... Allons donc !...
VALDEMAR, avec colère.
Si elle en épouse un autre... vous chargerez-vous de l’étrangler, celui-là, Monsieur ?
TARTELET.
M. Valdemar, je vous conseille de me parler sur un ton plus convenable, ou sinon !...
VALDEMAR.
Ou sinon !... quoi... quoi... quoi ?
TARTELET.
M. Valdemar, prenez garde !
VALDEMAR.
Prenez garde vous-même, et n’oubliez pas que sur cette planète, ma force est décuplée !...
TARTELET.
La mienne aussi, je suppose !... Et la preuve... V’lan !... Tant pis ça y est !
Il lui envoie un vigoureux coup dans le derrière. Valdemar s’élève à 2 mètres du sol.
VALDEMAR.
Hein... Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il retombe.
TARTELET, riant.
Ah !... ah !... ah !... Le manque d’attraction. Les pieds en dehors, Monsieur, les pieds en dehors !
VALDEMAR.
Ah ! Scélérat !
Il lui envoie à son tour un coup de pied pareil.
TARTELET, s’enlevant de même.
Ah !...
Il retombe.
VALDEMAR.
Le manque d’attraction, Monsieur, le manque d’attraction ! Ah ! chut ! du monde !
Scène V
TARTELET, VALDEMAR, ÉVA, puis OX
Éva sous le costume d’une jeune Altorienne sort de l’habitation.
ÉVA.
La maison de mon père vous est ouverte, messieurs.
TARTELET.
La maison de votre... Ah ! oui pardon !... mademoiselle !
ÉVA.
Vos amis vous attendent.
VALDEMAR.
Nous allons les retrouver.
TARTELET, menaçant.
Quand vous voudrez, Monsieur !
Ils se rencontrent à la porte.
VALDEMAR, d’un air aimable.
Après vous !
TARTELET, même jeu.
Passez donc !
VALDEMAR, idem.
Je n’en ferai rien.
TARTELET.
Par obéissance, alors.
Ils entrent en même temps.
ÉVA, rêveuse.
Bientôt, m’a dit mon mystérieux protecteur, la raison de Georges renaîtra ; mais pour la dernière fois, peut-être !... Et c’est ici sans doute que notre cruel ennemi lui fera subir une épreuve. Celle qui doit le perdre sans retour ! Oh ! je ne veux pas plus longtemps rester une étrangère à ses yeux ; c’est pour partager ses dangers que je l’ai suivi... Je me ferai reconnaître par lui, mais par lui seul... Vainement, les regards de ce docteur Ox sont demeurés attachés sur moi... non, non ! il ne m’a pas reconnue lui !
OX.
La voilà !... c’est bien elle !...
ÉVA.
Allons !... Lui !
Scène VI
ÉVA, OX
OX.
Un seul instant, je vous prie.
ÉVA.
Mon père m’attend, permettez !...
OX.
L’homme qui est là n’est pas votre père et je vous ai reconnue !
ÉVA.
Moi, je ne vous connais pas !
OX.
J’ignore quel pouvoir, quel miracle vous a conduite ici, mais vous êtes Éva... et vous savez que moi...
ÉVA.
Je ne vous connais pas, vous dis-je !
OX.
Eh bien... soit, je me trompais, et en vérité je ne le regrette pas. Il m’eût été pénible que la jeune fille dont je vous parle fût témoin de ce qui va se passer ici.
ÉVA.
Ce qui va se passer !
OX.
Il m’eût été pénible, dis-je, qu’elle assistât non plus à la démence, mais à la mort de son fiancé.
ÉVA, s’oubliant.
Il va mourir !... Georges !...
OX, avec force.
Vous voyez bien, que je ne me trompais pas.
ÉVA.
Eh bien ! oui, je me suis trahie... oui, je suis Éva... Mais qu’attendez-vous de cet aveu que vous m’avez arraché, que me voulez-vous enfin ?
OX.
Je veux une dernière fois tenter de vous fléchir et d’attendrir votre cœur...
ÉVA.
Et votre cœur à vous s’est-il donc attendri ? Avez-vous donc cessé de me persécuter ?
OX.
Ce n’est pas toi !... c’est lui !... lui, mon rival détesté...
ÉVA.
Mais, lui, c’est toute ma vie.
OX.
Ne me dis pas cela !
ÉVA.
Lui, c’est toute mon âme.
OX.
Tais-toi.
ÉVA.
Lui, c’est tout mon bonheur, tout mon amour...
OX, avec force.
Assez ! assez, te dis-je !
ÉVA.
Et c’est en l’égorgeant que vous voulez arriver jusqu’à moi !... Ah ! vous m’assassinez, et vous voulez que je vous aime !... Eh ! bien, sachez-le donc, tout ce que vous ressentez d’aversion pour Georges que j’adore, moi, je le ressens pour vous... vous le haïssez... je vous hais.
OX, hors de lui.
Éva... Mais qu’éprouvé-je donc ? Sa voix frémissante de colère et de haine a retenti jusqu’au fond de mon âme ! Ah ! c’est que je me résignerais peut-être à la douleur de ne pas être aimé de toi ; mais à en être haï, jamais ! Oh ! malheureux que je suis, j’aurai surpris les plus redoutables secrets de la nature, j’aurai acquis une science surhumaine, pour que tout cela vienne misérablement s’anéantir aux pieds d’une enfant !... Ah ! il l’avait bien dit ce Capitaine Nemo, c’est dans votre cœur même qu’elle trouvera des armes contre vous !... Eh ! bien oui ! mon orgueil est vaincu, oui, mon cœur est brisé !... Je te supplie, je t’implore, je suis à tes genoux... ne me hais pas Éva ! ne me hais pas !
Il s’y traîne en effet et veut lui saisir la main.
ÉVA, se dégageant.
Laissez-moi !... Laissez-moi !...
OX.
Je te demande grâce, Éva !... Écoute !... veux-tu que je devienne ton humble serviteur, ton esclave !...
ÉVA.
Non !
OX.
Eh ! bien ! tiens ! mille fois plus encore ; le sien, son esclave, à lui... à ce Georges !... Ah ! ce serait un bien grand sacrifice, et bien déchirant je te le jure, n’importe, dis un mot, un mot de compassion, de pitié et je l’accomplirai, mais ne me hais pas, ne me hais pas !... Éva... ne me hais pas !...
Scène VII
ÉVA, OX, VOLSIUS
MAÎTRE VOLSIUS.
Ma fille !
Éva entre lentement dans la maison.
OX, faisant un mouvement pour suivre, Volsius se place sur son passage et tous deux se regardent en face.
Éva !...
MAÎTRE VOLSIUS.
La femme t’écrasera la tête sous son talon !
OX, suivant Éva des yeux.
Cette terrible malédiction, vient-elle donc à travers des siècles s’appesantir sur moi ?... Non, je triompherai de cet amour, je l’arracherai de mon cœur !... Ah !... je ne peux pas !... Je ne pourrai jamais !...
MAÎTRE VOLSIUS.
La femme t’écrasera sous son talon !...
Changement
Dix-septième Tableau
La Fin d’Un monde
Immense place bordée de palais d’une architecture spéciale. Les murs sont bâtis en pierres précieuses, en marbres de la plus grande beauté. L’or et l’argent apparaissent partout. Lumière éclatante qui a toute l’intensité de la lumière électrique.
Scène première
GEORGES, ÉVA, OX, TARTELET, VALDEMAR, ALTORIENS, ALTORIENNES
La fête est dans toute sa splendeur. Des coupes pleines circulent entre les groupes.
Ballet.
Ballet d’Altoriennes, qui au moment où il est dans tout son éclat est interrompu brusquement par un grand bruit de cloches et de tam-tam, et Georges suivi des autres personnages s’élance au milieu des danseuses.
GEORGES.
L’heure a sonné et l’œuvre gigantesque s’accomplit en ce moment, par ces portes colossales que mes mains ont ouvertes, j’ai vu la mer s’élancer en mugissant dans le gouffre. Je l’ai vue se précipiter en d’immenses cataractes, et au bruit retentissant de sa chute, ont répondu les roulements prolongés des foudres souterraines. Il semblait que toute cette masse de feu se révoltât contre l’invasion ennemie, et de la lutte de ces deux éléments en fureur surgissaient à grands flots des vapeurs empourprées. Chantez, buvez, dansez, car vous avez accompli une œuvre sans pareille, c’est un glorieux triomphe de l’homme sur la nature, c’est un magnifique spectacle, que l’on paierait de sa vie.
Scène II
LES MÊMES, VOLSIUS
MAÎTRE VOLSIUS.
Et c’est de votre vie à tous que vous le payerez bientôt.
TOUS.
Ah !...
ÉVA.
Que dit-il ?
OX, d’une voix forte et ironique.
Il dit, pauvres fous que vous êtes, qu’un terrible cataclysme va se produire, que vous avez provoqué vous-mêmes !... Les eaux que vous avez précipitées dans la fournaise centrale, ne l’éteindront pas !... Transformées en d’épaisses vapeurs, elles vont tout renverser, tout détruire, et les débris de cette planète iront se disperser dans l’espace !...
GEORGES, délirant.
Eh ! bien !... ils nous emporteront avec eux dans d’autres mondes stellaires...
MAÎTRE VOLSIUS.
Je vous le dis, Altor n’a plus que quelques instants d’existence.
GEORGES, saisissant une coupe.
Buvons, amis, buvons ! et si la mort doit nous frapper, mourons dans un dernier chant de triomphe !...
ÉVA.
Mourons dans une dernière prière.
UNE MOITIÉ DES HABITANTS.
Oui ! Oui ! Buvons ! Buvons !
L’AUTRE MOITIÉ, se courbant.
Prions.
Les danses commencent d’un côté pendant que l’on prie de l’autre.
Dix-huitième Tableau
L’Explosion
Soudain une effroyable explosion se produit. Tout s’effondre à la fois au milieu des vapeurs et des flammes. Tout s’engloutit. Il ne reste plus que quelques ruines informes. Le ciel est couvert de nuages que sillonnent les éclairs au milieu des éclats de la foudre.
Tous les personnages sont renversés et semblent morts. Ox et Volsius seuls sont demeurés debout et se regardent d’un air de défi.
Un rideau de vapeur monte lentement vers les frises et cache peu à peu les ruines et les personnages.
Dix-neuvième Tableau
Le Château d’Andernak
Le salon du Château d’Andernak tel qu’il était au premier tableau.
Scène unique
GEORGES, ÉVA, OX, VOLSIUS, TARTELET, MADAME DE TRAVENTHAL
Georges est étendu sur un Canapé. Éva est agenouillée près de lui. Mme de Traventhal est près d’Éva. Tartelet se tient un peu à l’écart, Volsius et le Docteur Ox sont au chevet du malade.
MADAME DE TRAVENTHAL.
Malheureux enfant !... Est-ce ainsi que je devais le revoir ?
ÉVA.
Vivra-t-il, mon Dieu... et s’il vit, sa raison restera-t-elle à jamais perdue ?
TARTELET, à part.
Hélas ! j’en ai bien peur.
MAÎTRE VOLSIUS.
Ne désespérez pas, mon enfant, à nous deux, le docteur Ox et moi, nous accomplirons peut-être un double miracle.
OX.
À nous deux... que voulez-vous dire ?
MAÎTRE VOLSIUS.
Vous êtes une puissante incarnation de cette science, pour qui le corps est tout, et qui ne croit en rien dans l’avenir. Je suis, moi, l’humble serviteur de la foi, et je compte pour rien notre enveloppe terrestre. Rendez la vie à ce corps, dites-lui : relève-toi et marche, je m’efforcerai moi de réveiller sa raison et de rendre le calme et la force à son âme immortelle !
OX.
Le sauver !... moi !...
ÉVA.
Votre esclave et le sien, pour n’être plus haï, m’avez-vous dit : j’abjure toute haine, sauvez-le !
Il verse quelques gouttes d’une liqueur contenue dans un flacon sur les lèvres de Georges.
OX.
Et maintenant, attendez.
TARTELET.
Attendons.
Voyant entrer Valdemar.
Valdemar, chut !...
Il lui fait signe de ne pas faire de bruit.
VALDEMAR, bas, attirant Tartelet à part.
Oui c’est moi, Tartelet, et je suis bien heureux et bien désespéré à la fois !
TARTELET.
Qu’y a-t-il donc ?
VALDEMAR.
J’ai revu Babichok,... elle m’attendait ; mais elle attendait aussi mon diamant, et vous savez hélas !
Pleurant.
là-bas... dans la planète... où il était sans valeur... je l’ai bêtement jeté...
TARTELET.
Oui !... et je l’ai ramassé... Moi !
VALDEMAR, tristement.
Ah ! vous l’avez ramassé, Tartelet ?
TARTELET.
Et je vais vous le restituer, Valdemar !...
VALDEMAR.
Vous me le rendez... Tartelet, mon ami !... Nous l’offrirons à Babichok... tous les deux, et nous l’épouserons tous les... non !...
OX.
Regardez : ses yeux vont se rouvrir, sa bouche va parler, il se soulève.
GEORGES.
Ah !
OX.
Il parle.
GEORGES, dans un délire complet.
Où sommes-nous ?... Ah ! le centre de la terre !... Éva qui va mourir !... Elle est sauvée !... maintenant... la mer... l’Atlantide... et ma royauté... mon triomphe !...
ÉVA.
Hélas !... c’est toujours la démence !
MAÎTRE VOLSIUS.
À mon tour maintenant !
Il s’approche de l’orgue et se met à jouer.
GEORGES.
Altor !... la planète Altor !... Tout un monde qui s’anéantit !... les uns chantent et boivent !... les autres prient !...
Pendant ces dernières paroles, le décor a changé et représente une sorte de cathédrale aérienne.
Ils prient !... et voici le sanctuaire céleste, c’est la voix des anges que j’entends !... Ah ! quel calme bienfaisant se répand dans tout mon être, mon front est rafraîchi et le voile qui obscurcissait ma pensée se dissipe... oui ! oui !... je me souviens !... je vois !... Je vous reconnais... je vous reconnais tous !...
Saisissant la main à Éva.
Éva ! ah ! Chère Éva ! Je t’aime,... plus de rêves insensés !... à toi... à toi seule pour toujours !...
VALDEMAR.
À toi Babichok ! ton Valdemar !...
TARTELET, lui donnant le diamant.
Ton Valdemar et son diamant.
Valdemar se jette dans ses bras.
Vingtième Tableau
Apothéose
Volsius joue alors une sorte d’Hosannah. La Cathédrale se transforme de nouveau. Au fond, toute une « Gloire » resplendissante apparaît entourée d’anges. Ox lui-même, vaincu par la sublimité de cette vision s’incline à son tour.